Dans Gaza, un déluge de feu, de fer et de sang, titre la presse internationale. À l’intérieur de l’enclave pilonnée sans relâche par l’armée israélienne, l’ordre public menace de s’effondrer et les maladies infectieuses mortelles, dont le choléra, de se propager. Depuis maintenant 34 jours, plus de deux millions de personnes sont coincées sur cette bande de terre qui s’enfonce dans le chaos.

Mansour Shouman, pourtant, a choisi de rester.

Le Canadien d’origine palestinienne est l’un des rares habitants de la bande de Gaza à avoir obtenu un ticket de sortie. Il a reçu le courriel d’Affaires mondiales Canada dans la nuit de lundi à mardi. Son nom, tout comme ceux de sa femme et de leurs cinq enfants, figurait sur la liste des Canadiens autorisés à évacuer l’enclave. Ils devaient se présenter à 9 h au poste-frontière de Rafah.

Mansour Shouman a accompagné sa famille là-bas. « On s’est dit au revoir. Ils ont compris pourquoi je restais. » Ils ont passé la frontière autour de midi, puis ont traversé le désert du Sinaï en autocar. Tard en soirée, ils sont arrivés au Caire. « Je leur ai parlé [mercredi] matin. Pour la première fois depuis quatre semaines, ils ont pu prendre une douche, une vraie douche chaude ! »

Depuis quatre semaines, sa femme et ses enfants s’entassaient avec huit autres familles dans une maison de Khan Younès, dans le sud de la bande de Gaza. « Il n’y avait pas de nourriture, pas d’eau, pas d’électricité… c’était invivable. »

La situation ne risque malheureusement pas de s’améliorer. Les refuges sont surpeuplés. Des hôpitaux sont forcés de fermer leurs portes. Et les frappes israéliennes sèment la mort avec la régularité d’un funeste métronome.

Pourquoi Mansour Shouman a-t-il décidé de rester, lui qui avait la chance d’échapper à cet enfer ?

Pour documenter la guerre, répond-il. Puisque les journalistes étrangers n’ont pas accès à la bande de Gaza, il se considère un peu comme le porte-voix de ses compatriotes auprès du monde occidental.

Depuis un mois, il accorde des entrevues à la chaîne, par Zoom. « Je suis épuisé », me confie-t-il en toussotant, le visage cerné. Il est installé sur un mince matelas, dans un coin d’un hôpital de Khan Younès. C’est là qu’il vit, désormais, en compagnie de journalistes locaux.

Sa vie en suspens, le conseiller en gestion s’improvise journaliste bénévole. Mais pas que cela. « Tout ce que je peux faire pour aider, je le ferai. Je donne du sang, je sors même des gens des ruines. Et plus tard, j’aiderai à la reconstruction de la bande de Gaza. »

Parce qu’il aime profondément cette terre, malgré tout.

Natif de Jérusalem, Mansour Shouman a étudié à l’Université Queen’s de Kingston, avant de devenir consultant pour des firmes pétrolières de Calgary. Le Canada, dit-il, est sa maison.

Il y a deux ans, il a pourtant décidé de s’établir dans Gaza, d’où est originaire sa belle-famille. Parce que sa femme voulait se rapprocher des siens. Et parce que cet endroit, contrairement à ce qu’on en dit, n’est pas qu’une sinistre prison à ciel ouvert.

C’est la terre de mes ancêtres. Nous avons toujours voulu vivre ici. Et nous avons eu une belle vie, pendant ces deux années. Même si nous ne pouvions pas manger dans des fast-foods ou rouler dans une voiture neuve… C’était une vie simple, mais une vie que nous aimions.

Mansour Shouman

Sa femme travaillait, comme lui. Leurs enfants fréquentaient l’école internationale de la ville de Gaza. La famille habitait un immeuble qui n’a pas été détruit, du moins pas encore. Beaucoup d’immeubles de son quartier ont été rasés. Et les civils fuient ces jours-ci par dizaines de milliers. La ville de Gaza se vide à mesure que l’armée israélienne resserre son étau. Quand Tsahal en aura fini avec le Hamas, il ne restera plus de cette cité qu’un champ de ruines.

Il n’y aura pas de cessez-le-feu. Pas tant qu’Israël n’aura pas accompli ses objectifs militaires : éradiquer le Hamas, détruire ses tunnels et ses stocks d’armes. L’État hébreu a tout de même consenti à respecter des pauses de quatre heures dans le nord de l’enclave afin de permettre aux civils de fuir.

Pendant ce temps, bien au frais dans des locaux climatisés du Qatar, un chef du Hamas a justifié le massacre du 7 octobre. Dans une interview au New York Times, Khalil al-Hayya s’est félicité : « Nous avons réussi à remettre la question sur la table. » C’est vrai, mais à quel prix ?

Tout le monde, y compris le Hamas, s’attendait à une riposte israélienne musclée. Mais, à ce point-là, ça ressemble à un châtiment collectif.

« Des centaines de filles et garçons sont tués ou blessés chaque jour, s’est alarmé lundi le secrétaire général des Nations unies, António Guterres. Plus de journalistes ont été tués en quatre semaines que dans tout conflit au cours des trois dernières décennies. »

Parmi ces journalistes, il y avait Rushdi Sarraj, 31 ans, tué par une frappe israélienne devant sa maison de la ville de Gaza, le 22 octobre.

Photojournaliste et vidéaste, Rushdi n’aimait rien plus que filmer la mer, les oiseaux et le brouhaha des marchés de Gaza. La vie, quoi, celle qu’on s’étonne de voir couler, tranquille, dans ce coin du monde.

Quand la vie devenait moins tranquille, Rushdi se transformait en fixeur pour les journalistes étrangers. Il devenait leur guide dans la bande de Gaza. Je l’ai moi-même contacté, le 9 octobre, alors que je me préparais à me rendre au Proche-Orient.

On a échangé brièvement sur WhatsApp. Je lui ai écrit d’être prudent. Please stay safe. Il m’a répondu avec un émoji, celui des mains en prière.

Avant de mettre fin à l’interview, sur Zoom, j’ai fait remarquer à Mansour Shouman que sa décision risquait de lui coûter la vie. Qu’il pourrait être tué demain par une frappe israélienne, comme Rushdi Sarraj.

Il m’a répondu avec fatalisme. « Isabelle, tout le monde meurt. La question est : que ferez-vous de votre vie ? » Lui a décidé de vivre selon ses principes moraux et religieux, quitte à en mourir.

Après l’interview, il m’a envoyé la photo qui accompagne cette chronique. On le voit avec les siens à Gaza, en des temps plus heureux. Je l’ai remercié. Please stay safe.