Alors que l’immigrant ordinaire est au cœur de débats publics enflammés, le plus souvent, il n’a pas voix au chapitre. On parle de lui sans lui, en ignorant tout de sa réalité.

Avec son lumineux essai Nous, les autres qui paraît cette semaine en version française, la chroniqueuse et écrivaine Toula Drimonis a d’abord eu envie de rendre un hommage très personnel à tous ces immigrants ordinaires aux vies extraordinaires qui, dans l’ombre des polémiques, font battre le cœur du Québec.

L’idée du livre est née après la mort de son père, le 29 novembre 2014, me raconte-t-elle. Il s’appelait Panayote Drimonis. Un immigrant grec, issu d’un milieu très pauvre, fuyant la misère. Il avait déposé sa valise à Montréal en 1963 avec 50 $ en poche, grâce au programme de réunification familiale.

Au Canada, Panayote est devenu « Peter ». Son unique patrimoine était un costume acheté à crédit qu’il lui fallait rembourser rapidement avec son premier salaire de plongeur. Au-dessus de l’évier où il a commencé à laver ses dettes, un avertissement : « Si tu pètes un verre, je te pète la gueule. »

En 1965, il ouvrit son premier petit restaurant. C’était à l’angle de l’avenue du Mont-Royal et de l’avenue Henri-Julien, juste en face de l’appartement familial où Toula est née l’année suivante. « Le restaurant, où la photo sur la couverture de mon livre a été prise, s’appelait Le Coin blanc. N’est-ce pas extraordinaire qu’un Grec allophone choisisse un nom français pour son casse-croûte bien avant la loi 101 ? »

Son père ne faisait pas partie de ces immigrants qui sont valorisés par les politiques qui tendent à mesurer la valeur d’un immigrant à l’aune de sa contribution immédiate à l’économie du pays. Il n’était pas non plus de ces migrants que l’on célèbre pour leurs réalisations extraordinaires, souligne Toula.

Pourquoi faudrait-il donc que l’immigrant invente un vaccin, soit une vedette sportive ou aille au front durant la pandémie pour qu’il ait de la valeur ? N’a-t-il pas droit à une vie banale comme tout le monde ?

Aussi banale que soit la vie de Panayote Drimonis dans des casse-croûtes au parfum de hot-dogs vapeur, cela ne l’a pas empêché de faire partie, avec sa femme Ourania, toujours vivante, de ces immigrants dont le Québec a besoin. Des gens qui se lèvent tôt pour nourrir la ville et faire battre son cœur. « Comme dans le poème de Gérald Godin Tango de Montréal », dit Toula. Elle cite dans son livre cet hymne à l’immigration du poète et politicien, immortalisé sur une murale devant la station de métro Mont-Royal, non loin du premier resto de son père :

Le vieux cœur de la ville
battrait-il donc encore
grâce à eux

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, ARCHIVES LA PRESSE

Le poème Tango de Montréal, de Gérald Godin, devant la station de métro Mont-Royal

Alors que ses parents travaillaient de longues heures, Toula a dû apprendre très tôt à se débrouiller seule, la clé au cou. Jusqu’à ses 10 ans, elle n’a pas souvenir d’avoir vu ses parents relaxer à la maison. « Quand je pense à mon enfance, c’est l’image de mes parents toujours fatigués qui me vient en tête. »

Au-delà du récit personnel très touchant qui permet de mieux comprendre les sacrifices, les défis, les tracas et les allégeances multiples d’immigrants et d’enfants d’immigrants, Nous, les autres se veut un plaidoyer pour le pluralisme et un avertissement : la rhétorique politique qui fait constamment de l’immigrant un bouc émissaire ou un « Autre » en attente d’un visa pour accéder à un inaccessible « Nous » est une menace à la cohésion sociale.

« Ce n’est pas propre au Québec », précise l’auteure. Ni propre à notre époque – son essai comporte d’ailleurs plusieurs rappels historiques éloquents en ce sens.

Comme journaliste et chroniqueuse allophone qui écrit sur la politique québécoise, Toula se fait souvent accuser à tort de faire du Québec bashing. On lui fait sentir qu’elle est une Québécoise en probation.

On lui demande pourquoi elle parle toujours du Québec… « Je suis une journaliste québécoise ! Je suis l’actualité d’ici, c’est normal que je parle du Québec ! Pourquoi je parlerais de la Saskatchewan ? »

Bien qu’elle soit une amoureuse de la langue française et de la culture québécoise, on trouve aussi suspect qu’elle écrive d’abord en anglais plutôt qu’en français – sa troisième langue qu’elle a apprise par elle-même, car elle a vécu et été scolarisée en Grèce à partir de 10 ans et n’est revenue au Québec qu’au début de la vingtaine.

Et dès qu’elle parle d’immigration, on lui répond que le Québec est une société très accueillante et très généreuse… ce qu’elle ne nie pas. « C’est vrai ! » Elle l’écrit d’ailleurs noir sur blanc dans son livre : « La réalité calme et ennuyante au sujet de laquelle la plupart des commentateurs ne se donnent pas la peine d’écrire, c’est que, en général, on s’entend plutôt bien. Le Québec est un endroit fabuleux où vivre et les personnes de toutes les origines linguistiques se traitent mutuellement avec respect, affection et gentillesse. »

Ce qui ne l’empêche pas d’être inquiète en disséquant les discours souvent réactionnaires du gouvernement Legault et de certains commentateurs sur l’immigration. Que l’on pense aux propos blessants et erronés de l’ex-ministre de l’Immigration Jean Boulet durant la dernière campagne électorale – il avait déclaré que 80 % des immigrants s’en vont à Montréal, ne travaillent pas, ne parlent pas français ou n’adhèrent pas aux valeurs de la société québécoise. Ou à ceux de François Legault, qui avait affirmé qu’il serait « suicidaire » pour le Québec et pour l’avenir de la langue française d’accepter plus de 50 000 immigrants (avant de faire marche arrière après les élections).

Même lorsqu’ils sont suivis d’excuses ou de reculs, les propos qui associent constamment l’immigration à une menace ne sont pas sans conséquence, rappelle Toula Drimonis.

Les mots ont un poids. La façon dont on débat d’enjeux liés à l’immigration, aussi.

« En ce moment, trop de commentateurs et de politiciens laissent entendre, souvent de façon indirecte, que les “vrais Québécois” doivent penser d’une certaine façon, voter d’une certaine façon, avoir le français comme langue maternelle, etc. C’est un raisonnement dangereux qui crée une hiérarchie dans la société et une catégorie de citoyens de seconde zone. »

À méditer.

Nous, les autres

Nous, les autres

Somme toute

272 pages
Parution le 30 janvier