C’est la première grande réforme de l’industrie de la construction depuis 1993, quand la brique rose avait encore la cote, que les terminaux Vidéoway représentaient le nec plus ultra de la technologie dans les chaumières et qu’il y avait encore des fumoirs dans les polyvalentes.

Quand le taux de chômage du Québec dépassait les 13 %, aussi.

Les temps ont changé, et c’est ce qu’a voulu refléter le ministre du Travail, Jean Boulet, avec son projet de loi déposé mercredi pour moderniser l’industrie de la construction.

En entrevue, le ministre m’a décrit sa réforme comme « modérée » et « équilibrée ». Les constructeurs estiment qu’il aurait pu aller beaucoup plus loin, tandis que les syndicats reçoivent ce projet de loi comme un coup de barre à clous derrière la tête.

La réalité se trouve sans doute quelque part entre les deux.

Mais il reste que les changements proposés par Québec toucheront à deux vaches sacrées de l’industrie : la mobilité des travailleurs entre les régions, et l’imperméabilité entre les différents corps de métier.

Les colonnes du temple vont trembler, et on n’a encore rien vu.

Prenons les choses une à la fois.

Le ministre Boulet vise deux objectifs principaux avec sa réforme : réduire l’écart de productivité du Québec avec le reste du Canada sur les chantiers, puis atténuer les effets de la pénurie de main-d’œuvre.

Ces deux problèmes sont intimement liés.

L’industrie de la brique et du mortier, comme presque toutes les autres, manque de travailleurs. Le déficit se situe entre 10 000 et 12 000, selon l’Association de la construction du Québec.

Le gouvernement Legault a lancé des formations accélérées pour certains métiers, mais le manque de main-d’œuvre continuera de s’aggraver. Des milliards sont prévus en projets d’infrastructure au cours des prochaines années – les investissements d’Hydro-Québec totaliseront à eux seuls plus de 150 milliards.

Il y aura les projets énergétiques, mais aussi des hôpitaux, des maisons des aînés, des écoles, des usines, des routes et un paquet d’habitations à construire aux quatre coins de la province.

Les paires de bras disponibles ne se trouvent pas nécessairement là où il y a des besoins. La révision de la loi proposée mercredi vise justement à permettre une plus grande mobilité. Une meilleure répartition géographique.

À partir de mai 2025, ni les employeurs ni les syndicats ne pourront adopter des clauses qui limitent l’embauche de travailleurs d’autres régions, dans les conventions collectives.

C’est un changement considérable, reçu comme une douche froide par les syndicats.

J’ai parlé avec les dirigeants de la FTQ-Construction et de la CSN, Éric Boisjoly et Caroline Senneville. Ils m’ont mentionné que certains travailleurs n’arrivent déjà pas à faire toutes leurs heures dans des régions comme la Gaspésie. Et ils croient que les coûts qui seront engendrés, en frais de déplacement et d’hébergement de la main-d’œuvre, dépasseront les économies qui pourraient être faites par l’employeur.

Il serait périlleux de s’avancer sur qui a raison à ce stade-ci. Mais on pourrait difficilement croire que le retrait d’obstacles à la mobilité nuira aux chantiers.

L’autre élément central du projet de loi est le « décloisonnement » entre une vingtaine de corps de métier.

Il en existe 25 au Québec, contre seulement 7 en Ontario. Cela signifie que plusieurs tâches doivent impérativement être effectuées par un travailleur d’une catégorie X ou Y, sans trop de possibilités de permutation.

Avec les changements prévus par Québec, seuls cinq corps de métier resteraient cloisonnés : les électriciens, les tuyauteurs, les mécaniciens en protection-incendie, les frigoristes et les mécaniciens d’ascenseurs.

Tous les autres, comme les poseurs de gypse ou les carreleurs, pourraient être appelés à faire d’autres tâches connexes.

Le pari de Jean Boulet est que ce changement majeur permettra d’augmenter l’efficacité sur les chantiers, en libérant des travailleurs pour faire d’autres projets. Cela pourrait permettre de réduire l’écart de productivité entre le Québec et l’Ontario, estimé à 10 %.

La réforme Boulet va-t-elle trop loin, ou pas assez ?

C’est la question à 73 milliards – soit la valeur des investissements dans l’industrie de la construction au Québec en 2022.

Syndicats et groupes patronaux promettent d’étudier le projet de loi en détail dans les prochains jours, et une levée de boucliers semble déjà se préparer des deux côtés.

L’APCHQ, le plus important groupe de constructeurs de la province, qui représente 20 000 entreprises, estime qu’un flou trop grand persiste au sujet de la « polyvalence » entre les corps de métier. Plutôt que de simplifier les façons de faire, cette réforme vient même en « exacerber » la complexité, avance le groupe.

Les syndicats croient à l’opposé que le ministre a pris fait et cause pour la partie patronale.

Ça tire vraiment des deux côtés.

Jean Boulet admet que son projet de loi, qui sera étudié dans les prochains mois lors de consultations, est « perfectible ». C’est sans aucun doute le cas, mais les débats qu’il suscitera seront certainement plus sains pour l’industrie que le statu quo.