Nelson Mandela avait à peine quitté l’infâme prison de Robben Island, où il a passé 27 ans, quand il a décroché le téléphone pour appeler Brian Mulroney le 12 février 1990. Un de ses premiers appels d’homme libre.

« Il avait entendu qu’un jeune premier ministre du Canada avait fait de sa cause une priorité du gouvernement, il avait suivi de loin [nos actions] toutes ces années et il appréciait ce que nous avions fait », a raconté Brian Mulroney dans une entrevue accordée à la CBC en marge des funérailles du premier président de l’Afrique du Sud post-apartheid, en 2013.

Nelson Mandela avait aussi formulé le souhait que la Chambre des communes du Canada soit la première législature étrangère où il prononcerait un discours. Et il ne s’est pas traîné les pieds. Malgré la dure période de transition que traversait son pays, le leader sud-africain a débarqué à Ottawa, à Montréal et à Toronto à peine quatre mois après sa sortie de prison pour remercier les Canadiens de leur soutien, mais plus particulièrement pour saluer le premier ministre conservateur.

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Nelson Mandela, lors de sa visite à la Chambre des communes, aux côtés du premier ministre Brian Mulroney, le 18 juin 1990

Cette visite a scellé le début d’une amitié entre les deux hommes.

Une amitié bâtie sur le simple fait que Brian Mulroney avait eu le courage de se placer du bon côté de l’Histoire au moment où ce n’était pas évident.

Au moment où le coût politique pouvait sembler élevé.

On a appris dans ses mémoires que Brian Mulroney avait acquis son aversion pour le régime d’apartheid très tôt dans sa vie. Notamment auprès du premier ministre John Diefenbaker, qui, en 1961, avait réussi un coup d’éclat contre le régime d’apartheid lors d’une réunion du Commonwealth. Le politicien canadien avait demandé à l’Afrique du Sud d’abandonner le régime d’apartheid qui permettait à la minorité blanche d’asservir la majorité noire ou de retirer sa demande d’adhésion. Le gouvernement raciste avait choisi la deuxième option. Diefenbaker était rentré en héros au Canada.

Cette petite victoire ne mena pas pour autant à une campagne soutenue au Canada contre le régime d’apartheid, a noté Linda Freeman, professeure de science politique à l’Université Carleton, dans son livre The Ambiguous Champion (« Le champion ambigu »). Au mieux, une bonne partie de la position canadienne fut tiède, soutient-elle.

Brian Mulroney a fait figure d’exception. À son arrivée au pouvoir en 1984, il a fait de la lutte contre l’apartheid la priorité du Canada en matière d’affaires étrangères, et ce, même si sa position ne faisait pas l’unanimité dans son parti ni au sein de la bureaucratie du ministère des Affaires extérieures de l’époque.

Plusieurs fonctionnaires fédéraux craignaient de nuire aux entreprises canadiennes qui faisaient affaire avec l’Afrique du Sud.

Malgré les réticences auxquelles il faisait face, Brian Mulroney a prononcé un discours antiapartheid qui a fait tourner les têtes lors de l’ouverture de l’Assemblée générale des Nations unies en 1985.

Dans les années qui ont suivi, Brian Mulroney, qui croyait à l’imposition de sanctions pour affaiblir le régime sud-africain, n’a pas eu peur non plus de se crêper le chignon sur la question avec deux de ses principaux alliés sur la scène internationale, la première ministre britannique Margaret Thatcher et le président américain Ronald Reagan.

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Brian Mulroney et Nelson Mandela, le 17 juin 1990

Et il a persisté et signé. En 1988, de retour devant les Nations unies, il a lancé une de ses plus puissantes charges contre le système de ségrégation raciale1. « Monsieur le président, le mouvement pour la dignité humaine est irréversible. Il n’y a plus de doute que des changements fondamentaux s’en viennent en Afrique du Sud. La seule question est comment, quand et à quel prix pour la vie humaine. Nous devons nous assurer que les réponses sont “bientôt” et “pacifiquement” et qu’un cadre est maintenu pour que puisse émerger une Afrique du Sud non raciste et démocratique. Alors seulement les enfants de Mandela connaîtront les dons de la liberté », a lancé le premier ministre canadien dans la partie la plus émotive de l’appel à l’action qui est maintenant étudié dans les universités.

Le régime d’apartheid a commencé son démantèlement l’année suivante.

Aujourd’hui, il n’y a pas de doute que Brian Mulroney a fait partie des forces vives qui ont mené à ce dénouement historique.

Cela dit, le premier ministre canadien ne faisait pas cavalier seul, rappelle Richard Poplak, journaliste et auteur sud-africain qui a grandi au temps de l’apartheid et qui a immigré au Canada en 1989. Parmi les pays occidentaux, la Suède et la Norvège ont aussi joué un rôle central, note-t-il. « Mais il est clair que Brian Mulroney a été fidèle à ses principes sur la question de l’apartheid. Il a fait ce qu’il fallait faire », m’a-t-il dit lors d’un entretien téléphonique.

Enfant, il n’a jamais entendu parler de la lutte du premier ministre conservateur. « Pendant l’apartheid, la presse était complètement censurée », dit-il. Et aujourd’hui ? « Il est peu mentionné en Afrique du Sud parce que les leaders actuels du Congrès national africain (ANC) ont le pouvoir sur la version de l’histoire qui est racontée. Et qu’ils donnent plus de place au rôle de l’ANC et de ses alliés de l’Est, comme la Chine et la Russie. Mais viendra un jour où l’Afrique du Sud devra se réconcilier avec son histoire », croit celui qui partage sa vie entre Montréal et Johannesburg, et sa plume entre le Daily Maverick et le Globe and Mail, pour ne nommer que ceux-là. « Par contre, Nelson Mandela et la première génération de l’ANC étaient très conscients des principes qu’il a défendus. »

D’où l’amitié. D’où une médaille d’or au nom d’Oliver Tambo, un autre fondateur de l’ANC, qu’a reçue M. Mulroney des mains du gouvernement sud-africain en 2015.

Et nous, que retiendrons-nous ? Le moment semble particulièrement bien choisi pour se remémorer ce pan de la vie de l’ancien premier ministre. Et pas seulement parce qu’il vient de nous quitter à l’âge de 84 ans et qu’il est de bon aloi de saluer les chapitres les plus marquants de sa vie. Le courage politique dont il a fait preuve à l’époque est plus pertinent que jamais. Il devrait être un phare dans la brume, nous aidant à naviguer dans les eaux particulièrement troubles du monde actuel.

1. Visionnez le discours de Brian Mulroney devant l’Assemblée générale des Nations unies, en 1988