Le désespoir
« Suzuki lance… Et coooompte ! » Comme c’est maintenant la coutume dans la chambre 207 de l’unité des soins intensifs de l’hôpital Pierre Le Gardeur, à Terrebonne, la voix du descripteur Martin McGuire grésille à la radio, étouffée par le vacarme des appareils médicaux.
La patiente étendue dans le lit n’a aucune réaction. Claudette Lafortune, 79 ans, est dans le coma.
Elle a une trachéotomie. Elle est branchée de partout.
Nous sommes en janvier 2021, en pleine deuxième vague de COVID-19 au Québec.
Voilà plus de deux semaines que Mme Lafortune a été transférée d’urgence de Joliette à Pierre-Le Gardeur.
Le matin même de son hospitalisation, le 6 janvier, elle a appelé sa petite-fille à l’aide. Elle a reçu un diagnostic de COVID-19 dix jours plus tôt. C’est sa petite-fille qui la lui a transmise en allant la coiffer chez elle.
« Je passerai pas la journée. J’ai du mal à respirer », dit-elle au bout du fil.
La septuagénaire ne se souvient de rien d’autre. Elle était déjà inconsciente en arrivant aux soins intensifs.
Pour ses quatre enfants, le pronostic du médecin de garde, venu en renfort pour la semaine d’un autre hôpital, a l’effet d’une « claque en pleine face », raconte sa fille Marie-Claude Collin. Il ne donne « aucun espoir », dit-elle.
[Le médecin] nous a dit que si elle s’en sortait, elle passerait sa vie stationnée devant une fenêtre. Qu’elle ne marcherait plus jamais. Qu’elle ne serait plus comme avant. Dès les premiers jours, il nous disait de penser aux soins de confort.
Marie-Claude Collin, fille de Claudette Lafortune
Les enfants sont démolis. Leur mère, si vive. Entièrement autonome. La redoutable joueuse de canasta. Celle qui reçoit chaque week-end ses petites-filles à déjeuner.
« On n’était pas prêts à la voir partir, mais on ne voulait pas qu’elle souffre, qu’elle ne revienne jamais. » Commencent alors la recherche d’une place en CHSLD et les appels au salon funéraire.
L’infirmière Léa Côté se souvient de leur détresse. C’est elle qui a admis Claudette Lafortune à l’unité.
« Je m’en suis occupée deux jours et je suis partie en congé. Quand je suis revenue, son état s’était vraiment détérioré. »
Elle non plus, à l’époque, ne donne pas cher de l’avenir de sa patiente.
Plus ça allait, plus ça empirait. Je me disais : on passera pas au travers.
Léa Côté, infirmière
Elle se souvient des réunions familiales pour décider « si on la laissait partir ».
Les proches veulent attendre l’avis d’un second médecin.
La semaine suivante, une nouvelle intensiviste est de garde. « Il y a encore des choses à faire », dit-elle.
Enfants, petits-enfants et arrière-petits-enfants s’accrochent. « C’était une catastrophe après l’autre. Infection, perte de sang, transfusions », se souvient sa fille Dominique Collin. Tous les soirs, elle se couche en pensant que ce sera le dernier jour de sa mère.
Chaque jour après souper, la famille se réunit virtuellement le temps d’une conversation vidéo avec la malade inconsciente, grâce à la connivence des soignants. « Mamie Clo, quand est-ce que tu vas nous faire du pâté chinois ? », demande un soir un des arrière-petits-enfants, trop petit pour comprendre qu’elle ne répondra pas.
Dès que les visites sont permises, ses filles se relaient inlassablement à son chevet.
Et à chaque match du Canadien, on allume une petite radio près de son lit pour que, même dans le coma, cette grande fan ne manque rien des exploits de ses favoris.
« La famille a été parfaite. Ils ont été super optimistes, ils ont attendu pour prendre les bonnes décisions. De les voir aussi impliqués, ça fait une différence », dit l’infirmière Léa Côté.
Lentement, contre toute attente, sa patiente reprend le dessus.
Repartir à zéro
Claudette Lafortune ne se souvient pas du moment exact où elle a repris connaissance.
C’était au centre hospitalier de Lanaudière, à Joliette. Dans une chambre de l’unité des soins intensifs où elle a été transférée en février, quand elle n’a plus été considérée comme une patiente « rouge ». De son séjour d’un mois à Pierre-Le Gardeur, elle ne garde aucun souvenir.
Ce qu’elle se rappelle, c’est le grand sentiment d’impuissance qui l’a envahie lorsqu’elle a ouvert les yeux. Étendue dans un lit qu’elle ne connaissait pas. Incapable de parler, de bouger et même de respirer seule. Un tube était branché directement dans un trou percé dans son cou.
« Je ne levais même pas le doigt. J’ai vu que c’était très grave », racontera plus tard la survivante.
C’est le début d’un long chemin de croix. Elle doit tout réapprendre : parler, avaler, s’asseoir, marcher, se laver, conduire, faire à manger. Même signer son nom.
« Ça a été dur, dur, dur. Long, long, long », souffle la femme.
Elle franchit un premier jalon à la fin du mois de février. « L’inhalothérapeute a pesé sur ma trachéotomie et m’a dit : dites bonjour. J’ai dit bonjour. » La voix est métallique. Méconnaissable. Mais elle a parlé.
Quand sa fille Catherine arrive à l’hôpital, elle s’empresse d’appeler ses sœurs en vidéo pour leur faire part de la bonne nouvelle.
« Calvaire. Y’était temps », lâche Claudette Lafortune. Ce sont ses premiers mots à ses enfants depuis près de deux mois.
À l’écran, sa fille Marie-Claude éclate de rire en pleurant. « Ça y est. Elle est tirée d’affaire. », se dit-elle.
« Ils nous avaient tellement dit qu’il pouvait y avoir des séquelles. On ne savait pas comment ça allait être, ses cordes vocales. On était très inquiètes de savoir si elle allait reparler. »
Pour la malade, la route est encore longue.
Le 3 mars, elle est transférée vers l’unité de soins de réadaptation de l’hôpital de Joliette. L’équipe attend « un gros cas ». « Quelqu’un qui était hypothéqué. Quelqu’un qui avait été intubé, qui avait besoin d’oxygène, d’une sonde, de deux personnes pour la changer de position. Qui était gavé », se souvient l’infirmière Marie-Élie Claudine.
« Qu’est-ce que je fais là ? », se demande la patiente.
Au début, rester assise était difficile, me retourner dans le lit était difficile.
Claudette Lafortune
Elle entreprend les exercices de réadaptation. Doucement au début. Dans sa chambre. Puis, elle commence à se rendre, en fauteuil roulant, dans les salles de thérapie.
La taille de l’équipe qui l’accompagne est impressionnante : une infirmière, deux infirmières auxiliaires, deux préposées aux bénéficiaires, une travailleuse sociale, une orthophoniste, un ergothérapeute, une physiothérapeute, un neuropsychologue, une nutritionniste, un médecin et une stomothérapeute, qui soigne une plaie de lit grosse comme une pièce de deux dollars et profonde jusqu’à l’os qui la fait atrocement souffrir. Total : 12 personnes.
Au bout de trois semaines, un mois, Guillaume Dumas, ergothérapeute, est inquiet. Sa patiente stagne. Elle est parfois réfractaire aux traitements. Elle semble découragée.
« Je me disais : pourquoi je vais là ? Je marcherai jamais », confie la femme.
Marie-Élie Claudine est témoin de cet abattement.
[Nos patients] ont perdu toutes leurs capacités. Ils passent à zéro. Il faut tout réapprendre. C’est un deuil à faire.
Marie-Élie Claudine, infirmière
« [Mme Lafortune], dit la soignante, était inquiète. C’est quelqu’un qui était dépressif. Il y a des journées où elle ne voulait pas faire la réadaptation. On lui disait : on va le faire un petit peu. Il faut prendre ça une journée à la fois. »
Une rencontre est organisée avec la famille. Claudette Lafortune rêve de marcher, de conduire et, surtout, de retourner vivre chez elle et recevoir à nouveau ses petits-enfants. Le message est clair. Si madame veut atteindre ses buts, elle doit changer d’attitude.
« Il fallait qu’on la casse », dit Guillaume Dumas.
La remontée
Claudette Lafortune serre les mains sur les poignées du déambulateur. Le regard droit devant, elle se lève et elle marche. La physiothérapeute Caroline Riendeau marche à côté d’elle. Derrière, l’ergothérapeute Guillaume Dumas pousse le fauteuil roulant où est fixée une bonbonne d’oxygène qui aide sa patiente à respirer.
Nous sommes le 22 avril. La septuagénaire est concentrée. Depuis quelques semaines, ses progrès sont majeurs. Elle fait chaque jour deux séances de thérapie. En plus de marcher, elle arrive à monter un court escalier et à se placer en position de déséquilibre.
« Elle me dit qu’elle ne se souvient plus de comment elle était en arrivant ici. Nous, on s’en souvient. Alors on le lui rappelle », raconte Manon Éthier, infirmière auxiliaire, qui a accompagné Mme Lafortune depuis sa chambre.
C’est tout sourire que cette dernière termine la séance.
« Votre attitude a changé », remarque Guillaume Dumas. « J’avais hâte de retourner chez moi », répond la patiente.
Sa fille Marie-Claude laisse échapper un rire. « Ma mère, quand elle a quelque chose dans la tête… »
Avec du vrai beurre et sans déambulateur
5 mai. Les ordres fusent dans la petite cuisine de l’unité de réadaptation où Mme Lafortune réapprend à manier casseroles et couteaux. Elle fouille dans le frigo, sort un pot de margarine.
Guillaume, as-tu du vrai beurre ? Pour les patates, ça va être meilleur.
Claudette Lafortune, lors de l’atelier de cuisine
Au menu : hamburger-steak, pommes de terre rissolées et sauce brune. L’ergothérapeute a fait les courses avant la séance. Sa patiente n’a pas hésité à le sermonner d’avoir acheté du porc haché au lieu du bœuf.
« Ça ne sera pas aussi bon », tranche-t-elle.
Au fond de la pièce, sa fille Dominique ne peut s’empêcher de penser qu’elle a enfin retrouvé sa mère d’avant.
Avec ses sœurs, elle continue de venir chaque jour. Elles apportent à tour de rôle un souper à son goût.
Depuis une semaine, la patiente a troqué le déambulateur contre la canne. Il y a deux jours, son médecin lui a annoncé qu’elle n’avait plus besoin d’oxygène. Sur le coup, elle a eu peur. « Je courais après les gardes-malades pour vérifier que mon bouton panique fonctionnait. »
Durant l’atelier cuisine, l’ergothérapeute mesure régulièrement le taux d’oxygène dans le sang de sa patiente. Elle doit s’asseoir à quelques reprises. Chaque fois, elle piaffe pour reprendre la recette.
Guillaume Dumas sourit en coin lorsque, trop prise par la cuisson de la viande, elle oublie de prendre sa canne pour passer du four au comptoir.
Enfin à la maison
Une haie d’honneur attend Claudette Lafortune dans le couloir. Une dizaine d’infirmières, d’auxiliaires et de préposées, ballons à la main. Les sourires sont bien visibles même sous les masques quand la femme de l’heure apparaît enfin à la porte de sa chambre.
Assise dans un fauteuil roulant, coiffée, habillée pour l’occasion, elle s’essuie les yeux et enfile son masque.
Après 128 jours d’hospitalisation, elle rentre enfin à la maison. Les applaudissements et les félicitations accompagnent la survivante à mesure qu’elle avance vers la porte de l’unité où elle a vécu durant les dernières semaines.
Ses autres filles l’attendent de l’autre côté en compagnie de Guillaume Dumas. Ce dernier lui remet un certificat plastifié : « C’est avec honneur que nous soulignons les efforts de Claudette Lafortune lors de la réadaptation », lit-on. Le papier est signé par les membres de l’équipe.
Dans le stationnement, Mme Lafortune demande à Marie-Claude d’arrêter le fauteuil roulant à quelques mètres de la voiture. C’est sur ses deux jambes qu’elle franchira les derniers pas qui la séparent de son retour à la vie.
Reste qu’elle n’est pas encore arrivée au bout du chemin. Elle doit retrouver l’énergie et la force d’avant. Il faudra aussi réapprendre à conduire. Elle y tient. Et il y a sa plaie de lit qui la fait encore souffrir et ralentit sa réadaptation.
Elle ira d’abord vivre chez sa fille, le temps de la convalescence. Puis elle emménagera dans un nouvel appartement, plus petit que sa maison d’avant, mais où elle vivra en toute autonomie. Elle continuera aussi d’être suivie en réadaptation aux consultations externes.
Un mois et demi après son congé, toujours chez sa fille, la plaie la fera encore souffrir. Mais elle déjeunera toute seule. Elle fera sa toilette. Elle aidera aux repas.
C’est des montagnes russes. Il y a des journées où elle est très bien et d’autres où elle est très fatiguée.
Marie-Claude Collin, fille de Claudette Lafortune
Pour les soignants, c’est une victoire, un baume après une année de pandémie jalonnée par les morts. « Ç’a été vraiment tough. C’est vraiment ma paye », résume l’infirmière Léa Côté, qui l’a soignée aux soins intensifs de Pierre-Le Gardeur.
Pour les enfants, c’est une preuve de l’importance du rôle de la famille.
« Il faut se faire confiance en tant que famille. On ne la connaît pas, cette maladie-là. Si on avait écouté le premier médecin, elle serait décédée. Oui, c’est long. Oui, c’est difficile. Mais elle s’en est sortie. Elle est la preuve vivante qu’on peut s’en remettre. »