Chaudement recommandé par le comité de sélection indépendant, un candidat à la magistrature a tout de même été laissé pour compte par le ministre de la Justice, qui avait choisi un autre aspirant.

Ex-bâtonnière du Québec, Me Madeleine Lemieux est venue expliquer hier à la commission Bastarache son expérience dans les comités de sélection que forme le Ministère pour choisir les «candidats aptes» à être nommés à la magistrature.

Me Lemieux s'est portée garante de l'indépendance et de la confidentialité du processus de sélection des juges.

Ces comités, où siègent le plus souvent un juge en chef associé, un représentant du public et un membre du Barreau, ont à produire une liste de candidats qui ont les compétences requises pour être nommés à la magistrature.

Tous les candidats approuvés sont soumis à l'attention du ministre de la Justice, qui fait son choix. À une seule occasion, se souvient Me Lemieux, son comité avait estimé que l'un des candidats «aptes» se démarquait notablement par sa compétence. Les membres du comité avaient, dans une lettre unanime, insisté sur la valeur exceptionnelle de cet avocat, qui devait selon eux être choisi pour le poste vacant.

Or, a indiqué Me Lemieux à La Presse, en dépit de cette recommandation inusitée du comité, le ministre avait choisi un autre candidat. L'autre avait fini par être nommé juge, mais à un autre poste, dans un autre district judiciaire.

La latitude du ministre de la Justice est justement le point faible du système, selon l'ex-juge en chef du Québec Huguette St-Louis, venue aussi témoigner hier devant Michel Bastarache.

L'indépendance et l'étanchéité du mécanisme de sélection mis en place à la fin des années 70 ne font aucun doute, selon elle. En revanche, une fois que le comité a suggéré les noms des «candidats aptes», tout est entre les mains du ministre de la Justice, et des considérations politiques -ce qu'elle a qualifié de «zones grises»- peuvent alors entrer en ligne de compte, a-t-elle expliqué.

«Quelles sont les influences, bonnes ou mauvaises, qui guident le choix?» s'est-elle interrogée à voix haute. Dans d'autres pays, notamment en Grande-Bretagne, a-t-on appris par ailleurs, le comité choisit le candidat qui sera nommé. Le ministre ne reçoit qu'un seul nom. Les promotions aux postes de juge en chef ou de juge en chef adjoint sont aussi vulnérables, soumises à l'arbitraire politique, relève Mme St-Louis, qui a dirigé la Cour du Québec de 1996 à 2003.

Ainsi, la décision de nommer un juge en chef adjoint relève uniquement du ministre. «Il faudrait peut-être un processus pour que cette décision soit dépolitisée», a-t-elle suggéré.

Rappelons que Marc Bellemare a soutenu qu'un bailleur de fonds du PLQ, Charles Rondeau, était intervenu pour que le juge Michel Simard soit promu juge en chef adjoint.

La commission Bastarache doit vérifier les allégations de Marc Bellemare sur l'influence politique dans le choix des juges. Mais elle aura aussi à recommander des améliorations au mécanisme actuel. Mme St-Louis «espère des décisions qui vont conforter la confiance des citoyens» envers leurs magistrats. «S'il y a un problème, il ne relève pas de la magistrature, mais de la classe politique», a-t-elle soutenu. Et, en ce qui concerne les élus, «actuellement, il n'y a pas de lieu où les citoyens peuvent exprimer leur mécontentement devant un comportement délinquant, si ce n'est sur un bulletin de vote, aux quatre ans. Ce n'est pas beaucoup» a-t-elle lancé.

Image ternie

Mme St-Louis estime que les allégations de Marc Bellemare et la mise sur pied de la commission Bastarache ont terni l'image de la magistrature dans l'opinion publique. Relevant qu'elle serait la seule juge à s'exprimer devant la Commission, elle a souligné que les juges québécois sont passablement «inquiets» des conséquences qu'auront sur l'opinion publique les doutes soulevés quant à leur indépendance du monde politique.

«Nombreux sont les juges qui sont inquiets de l'impact des travaux de la commission sur le système de justice, mais particulièrement de la magistrature. Les juges sont conscients de l'importance de la confiance que les citoyens accordent à la magistrature. Cette confiance n'est pas innée», a-t-elle rappelé.

Elle a soutenu que, à titre de juge en chef adjointe, elle a fait partie de nombreux comités de sélection des juges, et jamais elle n'a été la cible de pressions externes pour déclarer apte un candidat. Elle n'a jamais eu connaissance que de telles tractations aient eu lieu auprès des autres membres des comités, a-t-elle ajouté. Au surplus, aucun candidat n'a mis en valeur ses relations politiques aux entrevues. S'il l'avait fait, cela aurait suffi à le disqualifier, car les comités ont à établir la compétence des candidats, mais aussi leur jugement, a expliqué Mme St-Louis.

Le Conseil de la magistrature, où les citoyens peuvent se plaindre du comportement d'un juge, et le processus de sélection mis en place au cours des dernières années sont des acquis importants.

Le Conseil a «démontré que les juges ne sont pas intouchables», et le système de sélection force désormais le ministre à choisir à partir d'une liste soumise par un comité indépendant. «Il ne peut pas sortir de la liste des recommandations, a-t-elle insisté. Il ne faut pas jeter le bébé avec l'eau du bain. Il y a quand même une sélection. On évalue les candidatures pour avoir les meilleurs.» D'autant plus, a-t-elle rappelé, qu'un juge est «nommé à vie». Ils siègent environ 25 ans, «et c'est long, 25 ans, si on s'est trompé».

La commission Bastarache poursuivra ses travaux lundi avec des témoins importants: Michel Gagnon et Jacques Tétrault, respectivement chef de cabinet et attaché de presse de Marc Bellemare en 2003. Dans son témoignage, Me Bellemare a soutenu que les deux hommes ont parfois assisté aux dîners qu'il a eus avec l'argentier libéral Franco Fava, à l'été 2003. À ces occasions, M. Fava aurait exercé des «pressions colossales» sur Marc Bellemare pour que le fils d'un organisateur libéral de l'Outaouais soit nommé juge.

Défileront aussi la semaine prochaine Me Michel Bouchard, sous-ministre qui a quitté son poste parce qu'il ne s'entendait pas avec Marc Bellemare, et Me Louis Dionne, son successeur, imposé à Me Bellemare par Jean Charest.