Le registre des visites au cabinet du premier ministre Jean Charest, à l'époque où Marc Bellemare était ministre de la Justice, ne montre pas de traces du financier libéral Franco Fava.

Selon ce que La Presse a appris de sources proches de la Commission, l'homme d'affaires de Québec ne figure pas parmi les visiteurs admis au cabinet du premier ministre, qui doivent normalement signer le registre avant de monter à l'étage.

À la fin du mois d'août, dans son témoignage, Me Bellemare avait insisté sur l'influence de Franco Fava au PLQ et sur son emprise sur les nominations. Selon lui, M. Fava venait chaque semaine au bureau de Chantal Landry, responsable des nominations au cabinet de Jean Charest.

La Presse a révélé lundi que, selon le registre des visiteurs, un autre bailleur de fonds du PLQ, Charles Rondeau, était, lui, allé à 20 reprises au cabinet de M. Charest entre août 2003 et février 2004. Ce silence du registre sur la présence de M. Fava soulève aussi des questions sur son étanchéité: dans son témoignage, le chef de cabinet de Marc Bellemare, Michel Gagnon, a dit qu'il avait vu à une occasion Franco Fava dans le bureau de Chantal Landry. Il semble que les contrôles étaient moins étanches en certaines occasions, par exemple lors de la prestation de serment d'un nouveau gouvernement ou de la présentation d'un budget, a-t-on expliqué par ailleurs.

Mais plusieurs éléments de la déposition de Me Bellemare ont été corroborés lundi par son ancien sous-ministre adjoint, Me Georges Lalande. Ce dernier a soutenu que Franco Fava lui avait souligné à deux reprises que le ministre Bellemare ferait mieux de cesser de «s'entêter à jouer au pur» et de nommer des magistrats sympathiques au PLQ.

Représentant du patronat à la Commission de la santé et de la sécurité du travail, M. Fava présentait clairement ces nominations comme un renvoi d'ascenseur en échange d'un appui au projet de loi du ministre Bellemare sur la réforme des tribunaux administratifs, a expliqué Me Lalande.

Déposition préalable

Il a tenté d'en parler avec Bellemare, mais chaque fois, ce dernier lui rappelait qu'il était bien au courant de ces pressions. Or, dans sa déposition préalable, faite pendant l'été, Me Lalande avait soutenu ne pas avoir cru bon de parler de ces pressions au ministre Bellemare, pour respecter la nécessaire «démarcation entre la politique et l'administratif». La Presse a pu obtenir cette déposition préalable en dépit d'un rappel pressant à la discrétion lancé lundi par le commissaire Michel Bastarache. Cette déclaration révèle en outre - ce qui n'est pas apparu lundi - que, durant l'été 2003, le ministre Bellemare se plaignait des interventions de MM. Fava et Rondeau, qui «poussaient sur lui pour qu'il nomme leur monde». C'est à cette époque que M. Bellemare aurait dit à son homme de confiance: «Il faut que j'en parle au premier ministre.»

Mais l'avocat de Jean Charest, Me André Ryan, a démontré que M. Fava avait parlé à Georges Lalande de nomination de juges à seulement deux occasions, le 8 juillet et le 12 décembre 2003. Au surplus, Me Ryan s'est étonné du fait que Me Lalande n'ait pas jugé utile à l'époque d'en saisir son patron, le sous-ministre Michel Bouchard, ou même le premier fonctionnaire, André Dicaire.

Finalement, Georges Lalande n'a abordé la question avec Me Bellemare que le 8 mars 2004, lors d'un repas à Québec.

À cette époque, Me Marc Bisson, fils d'un organisateur libéral de l'Outaouais, avait été nommé juge à Longueuil l'automne précédent, et Michel Simard, protégé de l'argentier libéral Charles Rondeau, avait déjà été promu juge en chef adjoint. Le gouvernement avait aussi nommé Me Line Gosselin-Després, cousine de l'ex-ministre Michel Després, juge à la Chambre de la jeunesse.

Selon les souvenirs de Me Lalande, en privé, au restaurant Le Bistango, Marc Bellemare a «vidé son sac». «Il a dit: «Ces nominations, je les ai faites sous pression. J'en ai parlé au premier ministre deux ou trois fois, mais il a dit: C'est comme ça que ça marche. J'ai perdu le no fault, mais le premier ministre m'a dit que le projet de loi 35 (sur les tribunaux administratifs) va de l'avant.»»

Étrangement, dans sa déposition préalable, Me Lalande avait soutenu que Michel Gagnon, le chef de cabinet de Me Bellemare, était aussi à ce dîner. Or, M. Gagnon, sous serment lui aussi, a dit que jamais il n'avait entendu parler de pressions pour la nomination de magistrats.

Selon l'ancien haut fonctionnaire, le ministre Bellemare était alors prêt à accepter des nominations à la condition que son projet de réforme de la justice administrative soit adopté. Pour lui, il n'y avait rien d'illégal dans ces démarches; c'était une «position de négociations».

Des notes

À la différence de Marc Bellemare ou de ses collaborateurs Michel Gagnon et Jacques Tétrault, dont les souvenirs étaient diamétralement opposés, Georges Lalande, à l'époque, avait pris des notes claires sur les interventions de Franco Fava. Ces notes sont colligées sur des papillons autocollants, une demi-douzaine pour l'année 2003, qu'il avait insérés dans son agenda.

Le 8 juillet 2003, M. Lalande avait ainsi noté: «Franco me dit qu'il collecte presque 1 million par année pour le PLQ. Marc Bellemare ne comprend pas qu'on ait besoin de nommer nos amis à la Justice, comme ailleurs. Ça foule aux portes.» M. Fava avait même ajouté qu'on «avait laissé quelques nominations» au ministre, qui était libre par exemple de choisir qui il voulait au poste de juge en chef.

Curieusement, le 8 juillet, Franco Fava parle déjà de Guy Gagnon comme juge en chef alors que, jusqu'à la fin de l'été, Marc Bellemare poussera un autre candidat auprès de Jean Charest. Le juge Gagnon a finalement eu le poste.

M. Fava, toujours selon les notes de Me Lalande, avait soutenu qu'il rencontrait «régulièrement Chantal (Landry) pour aligner (les) listes et Jean (Charest) est d'accord avec ça. J'étais avec lui le soir des élections, je m'entends bien avec lui. Charles (Rondeau), qui connaît bien Michel Simard, pense qu'il pourrait être nommé juge en chef adjoint au civil. Il y a aussi quelqu'un qui est procureur de la Couronne dans la région de l'Outaouais qu'il serait important de nommer, mais Bellemare s'entête à jouer au pur.»

À une autre occasion, le 12 décembre, selon les notes de Me Lalande, Franco Fava a prévenu le sous-ministre Lalande que son patron devait collaborer. «Bellemare doit faire des efforts, on veut que la cousine de Michel Després soit nommée ici à Québec. Elle est une bonne libérale et est bien connue dans les affaires de la jeunesse.»