Contrairement à ce qu'il a soutenu, l'ancien ministre de la Justice, Marc Bellemare, n'a pas subi de «pressions colossales» de collecteurs de fonds du Parti libéral pour nommer des juges en 2003 et 2004, conclut le commissaire Michel Bastarache. Selon lui, Me Bellemare «n'a pas été contraint d'agir contre son gré».

Dans son rapport d'enquête rendu public mercredi, Me Bastarache identifie de «nombreuses insuffisances» dans le processus de sélection et de nomination des juges, mais le premier ministre Jean Charest n'est pas personnellement écorché.

Tout en rejetant les allégations de Me Bellemare, l'ex-juge de la Cour suprême affirme que le processus est «perméable aux interventions et influences de toutes sortes, notamment celles de députés, de ministres, de membres de partis politiques, d'avocats ou des candidats eux-mêmes». Il fait 46 recommandations en vue de corriger les lacunes.

«Après un examen exhaustif et minutieux de tous les éléments de preuve, j'ai conclu que les faits ne démontrent pas que Me Bellemare a agi sous la pression ou la dictée de tierces personnes, sans égard à sa propre conscience ou à ses propres opinions, lorsqu'il a recommandé la nomination des juges Marc Bisson et Line Gosselin-Després et la promotion du juge Michel Simard au poste de juge en chef adjoint», écrit Michel Bastarache dans son rapport.

Pas de preuve «claire et convaincante»

«La prépondérance de la preuve m'amène à conclure que Me Bellemare n'a pas été contraint d'agir contre son gré (...). Les faits appuyés par les éléments de preuve objectifs démontrent que Me Marc Bellemare a agi de façon volontaire et indépendante.» Selon lui, les allégations de l'ancien ministre de la Justice au sujet de «pressions colossales» exercées par Franco Fava, entre autres, ne sont pas étayées par une preuve «claire et convaincante».

Michel Bastarache dit avoir accordé «une grande valeur probante aux notes prises par les fonctionnaires, sous-ministres et autres employés des ministères». Mais «le carton produit par Me Bellemare», sur lequel il dit avoir noté des détails quant aux pressions exercées par M. Fava et Charles Rondeau - un autre solliciteur de fonds du PLQ - «ne satisfait pas au critère de fiabilité requis selon les règles générales de preuve». Et les autocollants - post-it - de l'ancien sous-ministre Georges Lalande, qui venaient corroborer des éléments du témoignage de Me Bellemare, «ne satisfont pas aux règles de fiabilité applicables».

Michel Bastarache considère qu'«il n'est pas nécessaire» pour lui de se prononcer sur l'existence de la rencontre du 2 septembre 2003 entre Me Bellemare et Jean Charest, ou sur la nature des propos qui auraient été tenus par le premier ministre ce jour-là et le 8 janvier 2004. Selon Me Bellemare, M. Charest lui aurait dit d'accéder aux demandes de Franco Fava. Le premier ministre a nié jusqu'à l'existence de la rencontre du 2 septembre.

«Selon la preuve devant moi, que la réunion du 2 septembre ait eu lieu ou non, je dois conclure que les actes posés par Me Bellemare (...) démontrent qu'il n'a pas été amené à prendre une décision contre son gré», affirme Michel Bastarache. Il dit avoir à tenir compte du «devoir de prudence suggéré par la Cour suprême du Canada au sujet des conclusions de fait qui pourraient être interprétées comme une attribution de responsabilité civile». Il note que la teneur des propos du premier ministre lors de ces rencontres, selon les dires de Me Bellemare, «est l'objet même de la poursuite en diffamation intentée par Jean Charest». «Il serait grandement préjudiciable à l'une ou l'autre des parties que je me prononce sur les questions qui feront l'objet d'un débat contradictoire devant la Cour supérieure. Cette tâche reviendra au juge du procès, le cas échéant», plaide-t-il.

Des insuffisances «nombreuses»

Michel Bastarache relève des insuffisances, «nombreuses», dans le processus de nomination des juges. En outre, le fonctionnement du comité de sélection «n'est soumis à aucune norme». Le choix des représentants du public devant y siéger «n'est pas encadré». «L'information demandée aux candidats n'est pas normalisée. Des préoccupations liées à la confidentialité du rapport du comité de sélection ont également été soulevées».

«De manière générale, le processus manque de transparence, tant à l'étape de la sélection par le comité qu'entre le moment où les candidats sont déclarés aptes par le comité et la prise de décision par le conseil des ministres», ajoute-t-il.

«De plus, la preuve a révélé qu'à cette deuxième étape du processus, il est perméable aux interventions et influences de toute sorte, notamment celles de députés, de ministres, de membres de partis politiques, d'avocats ou des candidats eux-mêmes. L'allégeance politique des candidats ou le fait de connaître des représentants du parti politique au pouvoir peut entrer en ligne de compte.»

Il souligne que «l'allégeance politique du candidat est en soi étrangère à la question du mérite. Toutefois, il serait contraire au principe démocratique de disqualifier un candidat pour la seule raison de son implication politique passée ou de son allégeance à un parti politique en particulier».

«Il n'y a rien de choquant à ce que les élus choisissent des gens qui partagent la même philosophie; ceci n'est pas la même chose que le copinage ou le népotisme, qui ne servent qu'à remercier des candidats pour services rendus», note-t-il.

Michel Bastarache aurait souhaité analysé les dossiers de candidatures au poste de juge après 2005 notamment pour «vérifier si les candidats ayant fait des contributions politiques (...) ou ayant milité pour un parti politique avaient réussi mieux que les autres». Or le gouvernement lui a refusé l'accès aux dossiers, «en dépit de demandes répétées» et des «garanties» données quant à la confidentialité des données.

Michel Bastarache laisse à l'Assemblée nationale le soin de décider, par une loi ou un règlement, s'il incombe au ministre de la Justice seul de choisir les juges ou si celui-ci peut consulter le premier ministre. «Les deux conceptions sont légitimes» et peuvent être «valablement soutenues dans le cadre législatif et réglementaire actuel», selon lui. Rappelons que depuis son arrivée au pouvoir, Jean Charest est consulté par les ministres de la Justice. Si l'Assemblée nationale permet la consultation du premier ministre, «il faudrait que l'on encadre et limite le rôle du personnel politique et que l'on évite tout débat au conseil des ministres», note Me Bastarache.

Le commissaire estime que «l'absence d'encadrement et de précisions sur les responsabilités des membres de l'exécutif à l'égard de la nomination des juges ajoute au manque de transparence du processus et peut laisser place à l'exercice d'influences inappropriées».

Recommandations

Me Bastarache recommande que le ministre de la Justice justifie la recommandation qu'il fait au conseil des ministres et qu'une annonce publique sur les motifs expliquant le choix du candidat retenu suive la nomination.

Il propose la création d'un comité de sélection permanent des personnes aptes à être nommées juges. Ce comité serait constitué d'une banque de 30 personnes nommées pour trois ans. Il serait formé de 12 représentants du public choisis par un comité de l'Assemblée nationale et de six représentants du Barreau du Québec. Les autres seraient désignés par le juge en chef de la Cour du Québec, la Conférence des juges du Québec, le juge en chef adjoint de la Cour du Québec responsable des cours municipales et la Conférence des juges municipaux (trois pour chacun). Pour chaque poste de juge à combler, une formation de sept personnes choisies dans la banque serait constituée. Les candidats devraient soumettre un CV «de type formulaire» pour «uniformiser l'information recueillie». Ils devraient révéler «les informations relatives à leur engagement politique», «bien que l'engagement politique à lui seul ne doive jamais favoriser ou défavoriser une candidature», note Me Bastarache. Le rapport du comité de sélection devrait contenir trois noms, sans ordre de priorité.

Michel Bastarache recommande également la création d'un Secrétariat à la sélection et à la nomination des juges de la Cour du Québec et des cours municipales. Ce secrétariat, qui relèverait de l'Assemblée nationale, aurait pour mandat d'administrer le travail des comités permanents.