Les juristes consultés par La Presse ne réussissent pas à trouver un cas de commission d'enquête publique qui aurait rendu une preuve inadmissible dans un procès et empêché ainsi de condamner un criminel. «Ce n'est pas l'argument le plus solide. C'est loin d'être évident qu'une commission d'enquête publique neutraliserait la preuve obtenue par les policiers», a réagi le bâtonnier du Québec, Me Louis Masson.

«Je n'en trouve pas», affirme Robert Leckey, directeur de la recherche à la commission Bastarache et titulaire d'une chaire William Dawson à la Faculté de droit de l'université McGill.

M. Charest n'a pas réussi non plus à trouver un exemple en conférence de presse. Visiblement embêté, il a même qualifié cette question «d'hypothétique». C'est pourtant l'argument principal qui l'a motivé à déclencher une forme inédite de commission d'enquête en partie à huis clos qui ne force pas les témoins à comparaître. Seuls les volontaires parlent. Elle ne relève donc pas de la Loi sur les commissions d'enquête.

Me Sylvain Lussier, procureur du gouvernement fédéral à la commission Gomery, n'identifie pas non plus de tel exemple. «Il n'y a pas eu d'interférence (avec les enquêtes policières) à la commission Gomery. Mais la police a dû faire comme si la commission n'avait jamais existé, elle a dû recommencer les enquêtes à zéro. Dans certains cas, c'a donc été pas mal plus long», nuance-t-il toutefois.

Délai réaliste

Me Leckey, Lussier et Masson précisent ne pas critiquer la décision du premier ministre. Le Barreau du Québec veut prendre le temps d'analyser cette «nouvelle forme» de commission. Me Masson estime que l'annonce du gouvernement fait partie des solutions pour s'attaquer au «problème multifactoriel» de la collusion et la corruption.

Deux principes doivent être défendus selon lui: la transparence et la confiance du public envers les institutions. «Les moyens pris pour atteindre ces deux objectifs relèvent des choix du gouvernement. C'est délicat pour nous d'exprimer une déception et à cette étape-ci, je veux appliquer la présomption de bonne foi».

Le bâtonnier salue le large mandat, qui englobe les contrats publics au niveau municipal et provincial ainsi que le financement des partis politiques durant les 15 dernières années. «Les déceptions que nous pourrions avoir sont compensées par l'extrême largeur du mandat», indique-t-il.

La commission Charbonneau aura deux ans pour faire son travail. Me Leckey et Me Lussier n'estiment pas que ce délai est trop court. «Au contraire, je crois qu'il s'agit d'une bonne chose, dit Me Lussier. Sinon, les commissions d'enquête ont tendance à s'étirer très longtemps, comme on l'a vu avec la commission Cornwall

Au besoin, ce mandat pourrait être prolongé, ajoute Me Leckey.

Le professeur s'inquiète toutefois des «attentes irréalistes» des Québécois face aux commissions d'enquête. «Peu importe la forme de la commission, ça ne peut pas tout régler», lance-t-il.

Me Leckey note qu'il n'existe pas de jurisprudence pour la forme inusitée de la commission Charbonneau. «Ce sera intéressant de voir sur quoi se fonderaient des plaintes, par exemple sur le travail des commissaires.»

Quant à elle, l'Association des policières et policiers provinciaux du Québec se dit satisfaite de la décision de M. Charest. «Je suis content de voir que le gouvernement a décidé de protéger la preuve», dit son président, Pierre Veilleux.

Pas de contrainte

Dans une commission régie par la Loi québécoise sur les commissions d'enquête, on peut contraindre les témoins à parler. Et on peut les forcer à déposer des documents. Or, la Charte des droits et libertés du Canada protège contre l'auto-incrimination. On ne peut donc pas utiliser dans un futur procès une preuve qui aurait été révélée dans un témoignage sous contrainte. Les témoins jouissent toutefois de l'immunité.

Dans la commission Charbonneau, les témoins participeront sur une base volontaire. Ils perdent donc cette immunité. Et ils ne sont pas obligés de dévoiler de l'information. Des nouvelles preuves révélées resteraient donc admissibles dans un futur procès.

Dans une commission d'enquête publique, la phase préliminaire permet de filtrer les témoignages qui nuiraient aux réputations ou qui interviendraient avec des procès. Le commissaire peut aussi baliser le travail de sa commission et demander aux partis de ne pas parler des faits en cause dans des procès.

Les policiers peuvent aussi collaborer avec le commissaire pour s'assurer qu'il protège leurs preuves qui n'ont pas encore été dévoilées. «Mais ils ne travaillent pas exactement ensemble. Règle générale, les policiers sont jaloux de leur travail», dit Me Lussier.

La commission Gomery n'a pas interféré avec les procès déjà en cours de Jean Brault, Charles Guité et Jean Lafleur. Les trois ont par après été condamnés au criminel. La commission Gomery n'a pas empêché non plus les policiers d'amasser de la preuve pour accuser Jean Lafleur et Gilles-André Gosselin.