Ulcérés par l'ingérence du gouvernement, à qui ils reprochent d'«orienter» leurs enquêtes sur la corruption et la collusion, des policiers de la Sûreté du Québec (SQ) réclament une enquête publique dans une lettre à en-tête de leur organisation adressée à La Presse. Ils réfutent l'argument de Jean Charest, qui répète qu'il faut se fier aux enquêtes de police.

«Le gouvernement a créé l'UPAC (Unité permanente anticorruption). Cependant, sachez que nous sommes plusieurs policiers très bien placés à être convaincus que seule une enquête publique pourra aller au fond des choses et faire toute la lumière sur les liens occultes entre industries de la construction, le financement des partis politiques et la corruption.»

L'auteur accuse sans détour le gouvernement d'ingérence: «La Sûreté du Québec est une excellente organisation policière. Cependant, j'ai le regret de vous apprendre qu'il n'y aura aucun membre du gouvernement actuel qui sera accusé par la SQ ou l'UPAC! Pourquoi? Dans notre système actuel, il n'y a aucune indépendance entre le pouvoir policier et le pouvoir politique et c'est ce dernier qui dicte ses ordres au DG et aux DGA de la Sûreté.»

«Nos enquêtes sont orientées sur des cibles précises et nos enquêteurs doivent constamment en tenir informés leurs supérieurs de leur évolution. Aucun membre du gouvernement ne sera enquêté sans que monsieur Martin Prud'homme, sous-ministre à la sécurité publique ou que monsieur Robert Lafrenière, commissaire de l'UPAC, en soient informés. Or, à qui ces deux hommes rendent-ils des comptes?»

La lettre, non signée, est écrite sur le papier officiel de la Sûreté du Québec. Sur l'enveloppe est imprimée l'adresse du quartier général, rue Parthenais, à Montréal. La Presse a pu faire vérifier son authenticité.

Les termes employés et la divulgation de certains renseignements personnels et confidentiels, en particulier sur le lieu de résidence de l'ancien patron de la SQ, montrent que l'auteur est bien «branché» à la Sûreté du Québec, selon nos sources.

La direction des communications de la SQ refuse de se prononcer sur l'origine de la lettre et «réfute les allégations» sur l'immunité dont profiteraient les membres du gouvernement. «Personne n'est à l'abri des lois, personne n'est à l'abri d'une enquête policière», a martelé le sergent Guy Lapointe.

Il n'est pas non plus anormal que les enquêteurs fournissent régulièrement à leurs supérieurs des rapports sur la progression des dossiers. C'est même la norme, nous dit-on, depuis la commission Poitras (1996) sur les pratiques de la SQ en matière d'enquêtes criminelles. «Il n'y a aucune ingérence politique, on ne le tolérerait pas», soutient le sergent Lapointe. «Le politique ne s'immisce pas dans les enquêtes de la SQ et de l'UPAC», ajoute-t-on au bureau du ministre de la Sécurité publique.

L'exemple des commandites

Depuis plusieurs mois, la grogne se fait sentir dans la police. À mots couverts, des agents de la SQ se sont déjà prononcés pour la tenue d'une enquête publique. Selon nos sources, les policiers de l'escouade Marteau constatent qu'ils enquêtent plus sur les municipalités que sur le gouvernement.

Ils citent l'exemple de la commission Gomery sur le scandale des commandites, qui a tenu ses audiences pendant que la GRC était à l'oeuvre, pour illustrer qu'une commission d'enquête ne va pas contrarier leur travail, contrairement à ce qu'affirme le gouvernement Charest.

À plusieurs reprises également, certains enquêteurs n'ont pas caché leur frustration de voir que certains dossiers, auxquels ils ont travaillé parfois pendant plusieurs années et qu'ils ont bouclés, s'empilent sur les bureaux des procureurs ou leur sont renvoyés pour obtenir toujours plus de preuves. Nommé en mars 2007, Me Louis Dionne, le directeur des poursuites criminelles et pénales (DPCP), s'est retrouvé plusieurs fois sur la sellette à ce sujet, accusé à demi-mot d'immobilisme.

«Il y a beaucoup d'effervescence. Il y a du transfert de pression, et certains membres de la police veulent s'enlever de la pression. Mais ce n'est pas comme ça qu'ils vont impressionner les procureurs qui analysent les dossiers», avait déclaré Me Dionne dans une entrevue à La Presse en novembre 2010. Il avait invité les policiers de la SQ au calme et «à ne pas se lancer la balle mutuellement».

On a aussi remis en question l'indépendance de son organisme, et ce, au plus fort du conflit qui l'a opposé aux procureurs de la Couronne, l'hiver dernier.

Me Dionne a actuellement entre les mains le dossier de l'ex-ministre libéral Tony Tomassi. Il doit décider si des accusations peuvent être portées contre le député dans l'affaire de la carte de crédit offerte par la défunte firme de sécurité BCIA.

Opération imminente

Le patron de l'UPAC, Robert Lafrenière, a aussi indiqué dans la foulée des révélations du rapport Duchesneau qu'une importante opération dans le domaine de la construction était imminente.

Pierre Veilleux, président de l'Association des policiers provinciaux du Québec, qui représente les 5400 agents de la Sûreté du Québec, n'a pas voulu commenter le contenu de la lettre ni confirmer les allégations d'ingérence. Il a fait savoir à La Presse qu'il avait pris acte de la décision du gouvernement de ne pas tenir une enquête publique et que, par conséquent, il attendrait les résultats du travail de l'UPAC.

La Sûreté du Québec garde le silence quant à la suite qu'elle va donner à la lettre. Elle n'a pas non plus voulu commenter l'utilisation de sa papeterie officielle ni la divulgation d'informations confidentielles.