Le gouvernement Charest devrait tenir rapidement une commission d'enquête publique sur la corruption dans l'industrie de la construction. Mais il lui faut d'abord «fermer le robinet» avec un exercice à huis clos, le seul que craignent réellement les cerveaux du crime organisé, estime Jacques Duchesneau.

L'exercice public, «c'est le seul moyen de rassurer le public et de redresser des problèmes devenus structurels. Cette commission est urgente» soutient le responsable de l'escouade anticollusion. Jusqu'en fin de soirée, hier, il a expliqué, devant la Commission de l'administration publique, le contenu de son rapport percutant, après une enquête de 18 mois où, insiste-t-il, il a eu «carte blanche».

Au niveau provincial «on n'est pas en mesure de faire le lien entre l'octroi de contrats et le financement», mais au municipal, «on est plus au ras des paquerette» a-t-il observé en soirée. En fin de séance, il a dit souhaiter que Québec lui demande de poursuivre son travail sur la collusion «où on est le plus vulnérable, à Hydro-Québec et dans les contrats informatiques».

À l'issue de la journée, péquistes et adéquistes pavoisaient: «Ce qu'il propose, c'est exactement le modèle de commissions d'enquête comme Gomery, où il y a un volet à huis clos au début», a souligné Nicolas Girard. «C'est une conférence préparatoire, cela se fait à toutes les commissions», a renchéri Sylvie Roy, de l'ADQ.

«Si vous défaites la toile d'araignée, vous déboulonnerez le réseau au municipal aussi», a lancé en point de presse Amir Khadir, de Québec solidaire. En commission, il avait sorti un lapin de son chapeau en soutenant qu'un responsable important du financement pour le PLQ «invite des gens du milieu du crime organisé dans des activités de financement». Il promet des noms dans un proche avenir, toujours pour augmenter la pression en faveur d'une enquête publique, a-t-il expliqué. Plus tard, les libéraux ont pris une petite revanche: un témoin anonyme, un «organisateur» qui avait raconté être devenu soudainement très populaire dans son parti en devenant responsable du financement n'était pas du PLQ, a reconnu M. Duchesneau.

Pour lui, la démarche à huis clos servirait de «tamis», d'enquête préliminaire, pour débusquer les entrepreneurs qui bafouent le système de concurrence, qui trichent sur les quantités de matériaux, qui passent à la caisse après avoir «acheté des tables» dans des cocktails-bénéfice.

Ces cas démontrés de gestes illicites seraient acheminés à la commission d'enquête publique, dont le patron serait choisi par l'Assemblée nationale.

Pour l'ex-policier, une enquête publique à elle seule ne réglerait rien. À la CECO (la Commission d'enquête sur le crime organisé) dans les années 70, bien des mafieux «étaient venus dire qu'ils ne se souvenaient de rien. Condamnés à un an de prison pour outrage au tribunal, ils sont devenus des héros dans leur organisation pour avoir appliqué la loi de l'omertà», a rappelé M. Duchesneau.

Dans un premier temps, la protection des témoins est déterminante pour arriver à des résultats. Dans les heures qui ont suivi la fuite de son rapport, «on a été inondé d'appels» de témoins, devenus subitement très inquiets que leur nom soit divulgué par mégarde a-t-il expliqué. Le huis clos «est aussi curatif, on n'aurait pas besoin d'attendre deux ans avant des résultats», observe M. Duchesneau.

Une approche policière qui ne viserait qu'à jeter des criminels en prison ferait fausse route, soutient-il. Il faut endiguer le phénomène de la collusion qui est bien plus complexe: «On pousse les compétiteurs dans le fossé en leur donnant 100 000$, ils acceptent pour faire vivre leur famille. On a déjà donné un contrat au plus bas soumissionnaire alors que les trois firmes en compétition appartenaient à la même personne, a relevé l'ex-patron de la police de Montréal.

L'enquête publique permettrait aussi «d'entendre d'autres témoins, experts, juristes, professeurs, juriscomptables» a expliqué M. Duchesneau. Le président de la commission, le péquiste Sylvain Simard a vite fermé la porte: «Pas question de se contenter d'un colloque d'universitaires.»

Même si le gouvernement, jusqu'ici, ne fermait pas la porte à la suggestion de M. Duchesneau, le libéral Yvon Marcoux, vice-président de la commission, restait réticent. «Dans mon comté, personne ne téléphone pour demander une enquête publique», a-t-il lancé.

Le temps presse, insiste M. Duchesneau: «On a laissé un empire clandestin se former. Je dirais qu'il est temps de rouler nos manches et qu'on le fasse.» Les hauts fonctionnaires ne croyaient pas que le crime organisé avait une telle emprise: «On m'a pris pour un extraterrestre quand j'ai parlé de ça.» Leurs subalternes, eux, savaient bien que la réalité était différente. L'un d'eux a dénoncé pendant deux ans un dédommagement insensé de 4 millionsde dollars à un entrepreneur, a relevé l'ancien policier.

Fermer le robinet

Pour M. Duchesneau, ces enquêtes à deux volets ont déjà été essayées en Australie. «Comme quand vous faites couler votre baignoire et voyez que ca déborde. Vous pouvez aller chercher des serviettes ou fermer le robinet. Je dis fermons le robinet d'abord!» illustre-t-il. En soirée, il présentait quelques recommandations concrètes pour freiner la collusion: faire en sorte que la même entreprise ne puisse concevoir et vérifier la réalisation d'un ouvrage. Freiner aussi les «contrats en cascade» où on soumissionne d'abord en bas du coût pour s'assurer d'avoir le pied à l'étrier pour se reprendre dans les mandats subséquents.

Victime «d'intimidation» à cinq reprises, il n'a pas voulu identifier qui que ce soit, même si le péquiste de Gouin, Nicolas Girard a laissé entendre qu'après avoir envoyé deux enquêteurs sur un chantier de Louisbourg à Beloeil, en mars 2010. M. Duchesneau avait reçu des messages non équivoques. Il n'a pas signalé ces incidents à la police, il s'agit d'intimidation plutôt que de menaces. De la même manière, il ne peut parler de véritables dossiers d'enquête pour les 17 cas transmis par son groupe à l'escouade Marteau, «des pistes» plutôt que des dossiers, a-t-il reconnu.

«Si vous me demandez s'il est trop tard pour enrayer la collusion et la corruption dans l'industrie de la construction, je vous dirai très candidement: non, il n'est pas trop tard. Je refuserai toujours de croire une telle chose. Mais plus le temps passe, plus les choses se complexifient» prévient-il. Le crime organisé dispose de plus en plus d'argent, est de plus en plus sophistiqué dans ses stratégies pour contourner les règles, observe-t-il.

Tout le débat autour de la corruption, les escouades policières portent déjà leurs fruits. «Ce n'est pas normal que les entrepreneurs soumissionnent actuellement 17,2% en dessous des coûts de 2010. Maintenant, ils ont le réflexe. C'est l'effet Marteau. En 18 mois, 347 millions ont été épargnés. Ils se sont gardé une petite gêne» observe M. Duchesneau. «Si on enlève 347 millions à des gens, on ne se fait pas des amis» dira-t-il expliquant pourquoi il avait évoqué des observations «suicidaires» dans son rapport.

Pour lui, les organisations criminelles sont bien implantées dans l'industrie de la construction, «c'est un réseau de rêve pour les criminels», qui paient des ristournes pour écarter toute concurrence, de l'argent qu'on ajoute sur les coûts facturés au gouvernement. Le crime organisé atteint un niveau «étatique» et il prélève ses taxes, a soutenu M. Duchesneau. «L'argent comptant circule régulièrement sur les chantiers» relève-t-il. Souvent les vendredis, les employés se font payer comptant des heures supplémentaires; de l'argent obtenu illicitement se trouve ainsi blanchi.