Certains ont été réveillés en pleine nuit par des policiers en civile cachant des mitraillettes tronquées sous leurs impers. D'autres ont  passé la crise d'Octobre en cavale. D'autres enfin se sont retrouvés sur le béton froid d'une cellule de prison. Des artistes racontent leur Octobre 70...

Pierre Harel: Faut que j'me pousse

En octobre 70, Pierre Harel était jeune, exalté et vivait au carré Saint-Louis avec sa soeur Louise Harel. Il avait déjà coréalisé, avec Pascal Gélinas, Taire des hommes, un documentaire sur la Saint-Jean de la matraque de 1968 où deux jeunes révoltés du nom de Paul Rose et de Jacques Lanctôt témoignaient à la caméra de la brutalité policière dont ils avaient été victimes.

En 1970, Harel avait commencé à tourner, avec le comédien Claude Maher, Sombreros inutiles, une fable politique mettant en scène des milices armées s'entraînant dans le bois. C'est la première chose que les policiers ont saisie en perquisitionnant chez lui dans les premières heures des Mesures de guerre.

Se sachant recherché par la police, notamment à cause de son amitié avec Jacques Geoffroy, le frère du felquiste Pierre-Paul Geoffroy, Harel avait eu la bonne idée de se pousser. «Les policiers en ont profité pour saisir le négatif de mon film ainsi qu'une pièce de théâtre et un roman que j'avais écrits. Au passage, ils ont roué de coups un pauvre poète qui vivait chez nous et qu'ils ont pris pour moi.»

Harel a passé le reste du mois en cavale. «Tous les soirs, j'enfilais une chemise, un veston, une cravate et des souliers vernis. Je les avais-tu vu, les images à la télé où le monde était arrêté en bobettes et en bas. Pas question que ça m'arrive à moi! Pour Pierre Harel, Octobre 70 commence dans les faits lors de la manif de la Saint-Jean deux ans plus tôt.

«Moi, je pensais que je m'en allais filmer quelque chose de joyeux. Une grosse fête populaire où les gens allaient célébrer leur fierté d'être québécois. Mais la violence des policiers, leur manque de coeur et de compassion pour le peuple m'a bouleversé. J'ai été traumatisé pendant des semaines au point de ne plus vouloir faire de cinéma.»

Harel n'a jamais récupéré la pellicule de Sombreros inutiles, mais il a continué à réaliser des films, à écrire des chansons, à chanter du rock'n'roll avec Offenbach, Corbeau, Corbach. Et à refuser obstinément de se taire.

Denise Boucher: Burlesque

Burlesque: c'est le premier mot qui vient à l'esprit de Denise Boucher quand elle pense à Octobre 70.

Pour elle, la grande comédie burlesque commence à 4 h le 16 octobre. La veille, la journaliste de 35 ans, avait assisté au centre Paul-Sauvé au rassemblement fiévreux d'une jeunesse révoltée et solidaire avec le FLQ. Cette nuit-là, dans son appartement, à l'angle des rues Rachel et Garnier, Denise Boucher est réveillée par le coup de téléphone d'un ami qui lui dit d'allumer la télé. Pierre Trudeau, la voix grave et les yeux méchants, est en train de proclamer la Loi sur les mesures de guerre. Denise Boucher esquisse un sourire tant Trudeau lui fait l'effet d'un mauvais acteur.

Le lendemain, elle se rend chez son ami Gaston Miron qui ne répond plus au téléphone. «Sa porte était grande ouverte, raconte-t-elle. À l'intérieur, sa vieille mère tenait Emmanuelle, sa petite-fille de 1 an. Toute la maison avait été revirée à l'envers. En allant chercher les couches de la petite, je suis tombée sur une liste cachée entre les couches. Je me suis empressée de l'avaler pour la faire disparaître.»

Denise Boucher n'a pas été arrêtée cette nuit-là, mais le 10 novembre. Elle se souvient encore de la longue robe violette qu'elle portait en honneur de l'inauguration de la nouvelle Casa Pedro. Subitement, sa porte s'est ouverte. Deux flics ont crié: «Ne bougez pas!» «Ils sont entrés, ont saisi ma Remington, mes papiers, mes poèmes, et m'ont embarquée. En me voyant, la geôlière de Parthenais s'est écriée "Ils ont arrêté une dame", avant de se tourner vers moi et de m'offrir une tasse de thé. Du grand burlesque!»

Amenée en cellule, l'auteure de la pièce Les fées ont soif se retrouve dans la même section que les deux jeunes infirmières qui ont caché des felquistes, chemin Queen-Mary, que Lise Balcer, la colocataire de Paul Rose au 5630, rue Armstrong, à Saint-Hubert, et que madame Rose et sa fille de 14 ans. «On ne savait pas ce qu'on faisait là, mais on riait beaucoup. On se donnait des mots d'ordre. Comme de toutes fixer en même temps la braguette du gardien qui venait faire sa ronde. Ou bien, pendant les interrogatoires, d'accompagner chaque réponse d'un sacre.» Au bout de 10 jours à Parthenais, Boucher est transférée à Tanguay, où elle retrouve la militante Andrée Ferretti et 23 autres prisonnières politiques séparées des prisonnières de droit commun et tenues dans la plus grande ignorance quant aux raisons de leur arrestation.

Denise Boucher découvrira plus tard qu'elle a été arrêtée à cause de son amitié avec Pierre Vallières, mais aussi parce qu'elle était la marraine de la petite fille du felquiste Mario Bachand, assassiné à Paris en 1971. Denise Boucher est sortie de prison en décembre avec la rage au coeur. Elle se souvient qu'il neigeait, qu'elle grelottait dans sa robe violette, qu'elle avait l'impression amère qu'on lui avait volé son innocence, mais qu'elle était déterminée à ne plus jamais avoir peur de personne ni de rien.

Denise Boucher

Jean-Claude Germain: 300 felquistes et pas un seul ami

En octobre 70, l'auteur et metteur en scène Jean-Claude Germain a 31 ans, une troupe de théâtre - le Théâtre du Même Nom - qu'il a installée avenue Papineau dans les locaux du Centre du Théâtre d'aujourd'hui. L'année d'avant, il a eu le malheur de monter un spectacle intitulé Les enfants Chénier donnent un autre grand spectacle d'adieu. Il n'en faudra pas plus pour activer l'imagination délirante ou la mauvaise foi des forces policières qui débarqueront dans son théâtre en croyant y trouver des sympathisants de la cellule Chénier. Autant dire que leurs perquisitions seront vaines. Tout ce qu'ils trouveront, ce jour-là, ce sont les acteurs d'une nouvelle pièce en forme de critique féroce de la société et coiffée du titre: Aurore 2 ou la mise à mort de la Miss des Miss.

«Je me souviens d'avoir entendu aux nouvelles pendant la crise qu'il y avait 300 membres actifs du FLQ, raconte l'homme de théâtre. La première question qui m'est venue à l'esprit en entendant ce chiffre, c'est comment ça se fait que j'en connais pas un maudit!» En réalité, Jean-Claude Germain connaissait au moins un membre du FLQ et pas le moindre: Paul Rose, à qui, enfant, il avait vendu des bonbons du temps que ses parents tenaient un commerce à Ville Jacques-Cartier. Reste qu'en octobre 70, Jean-Claude Germain avait oublié Paul Rose et les bonbons, tout occupé qu'il était à faire travailler ses acteurs et à remplir son théâtre. «Je ne me souviens pas d'un criss de show que j'ai monté à cette époque-là où il n'y avait pas une grève. C'était une époque chaude avec un fou à la tête de la ville. La contestation ouvrière n'arrêtait pas notamment parce que la révolution tranquille, qui avait considérablement amélioré les conditions des cols blancs et des professions libérales, avait oublié la classe ouvrière qui Réclamait son dû.»

«Avant Octobre 70, poursuit Germain, on sentait une quasi-fusion avec notre public qui était jeune, impatient et prêt à faire la révolution culturelle avec nous. Après Octobre 70, le public est redevenu simple spectateur. Cette fusion incroyable, qu'on n'a plus jamais connue, c'est Octobre 70, mais c'est aussi toute l'époque qui l'ont permise.»

Jean-Claude Germain

Claude Gauthier: À cause du Grand six pieds?

Claude Gauthier vivait rue Hampton, à Notre-Dame-de-Grâce, avec sa femme Suzanne et leur fils de 3 ans quand, dans la nuit du 16 octobre, ils ont été réveillés par un effro­yable tapage. Trois policiers en uniforme sonnaient à la porte d'en avant pendant que trois policiers en civil portant des mitraillettes coupées sous leur imper cognaient de toutes leurs forces en arrière.

«À 1 h du matin quand t'es à moitié endormi et que tu vis dans un pays relativement paisible qui n'a pas connu la guerre, ça fait tout un choc», raconte l'auteur-compositeur-interprète. Pendant que les policiers se mettaient à fouiller dans les placards et les tiroirs, à lui confisquer Le Petit Livre Rouge de Mao, qualifié de littérature subversive et à prendre son étui de guitare pour un étui de mitraillette, Claude Gauthier a eu un flash. Je sais pourquoi vous êtes ici, a-t-il lancé aux flics. C'est à cause du Grand six pieds, non ? Sa question a été accueillie par un silence perplexe. De toute évidence, les flics n'avaient jamais entendu la ballade du grand six pieds, un bûcheron «de nationalité québécoise française» qui finit par tuer son «patron de tête anglaise». Les policiers sont repartis au bout d'une demi-heure.

Six mois plus tard, en roulant une nuit vers Mont-Laurier, des mots se sont mis à jaillir de la bouche de Claude Gauthier comme des oiseaux depuis trop longtemps retenus en cage. «Je suis de janvier sous zéro. Je suis d'Amérique et de France. Je suis d'octobre et d'espérance. Je suis Québec mort ou vivant!» Arrivé chez ses parents à Mont-Laurier, Gauthier s'est mis au piano. La mélodie du Plus beau voyage a coulé sous ses doigts, donnant naissance à une des plus émouvantes chansons du répertoire québécois.

Même si Claude Gauthier n'a jamais été un partisan de la violence, il avoue qu'Octobre 70 l'a radicalisé et a fait de lui un artiste plus engagé. «Octobre nous a tous réveillés et même s'il a fallu passer par une certaine noirceur, nous en sommes sortis pour la plupart, plus forts et plus inspirés.»

Claude Gauthier