L'excitation est palpable à l'église Saint-François-Xavier de Kahnawake. Pendant que le nouveau prêtre en résidence se prépare pour la messe, les gens du Kateri Center s'activent pour la canonisation de Kateri Tekakwitha, qui vient d'être annoncée pour le 21 octobre. Le téléphone sonne, les papiers volent, les vieux cardex tournent en roue libre...

Signe d'une activité sans précédent depuis sa béatification en 1980, on a même ressorti l'os sacré de Kateri, qui est d'ordinaire placé dans un coffre-fort fermé à double tour, près du tombeau qui abrite son squelette. «On prend de nouvelles photos, les anciennes étaient vraiment trop vieilles», explique le photographe en ajustant son flash. «Regarde là: on voit des taches de sang!», ajoute-t-il, en montrant le petit bout de côte cassée, joliment disposé dans une boîte en bois comme un chocolat de luxe.

Pas de doute: il y a de l'enthousiasme de ce côté de la réserve. Comme la plupart des catholiques de Kahnawake, la petite équipe du Kateri Center attendait ce moment depuis très, très longtemps.

Mais on ne peut pas en dire autant des autres Mohawks, abordés au hasard dans les rues de la ville. Quand nous leur avons demandé ce qu'ils pensaient de la canonisation de Kateri, on a rencontré au pire du mutisme, au mieux de la prudence ou de l'indifférence.

«Bien honnêtement, ça ne me fait pas un gros pli. Quand on a su la nouvelle, on a surtout pensé que ce serait bon pour notre commerce», explique Victoria, du magasin de souvenirs Iron Horse Wear House.

«C'est cool pour les vieux, ajoute Mary, serveuse à la brasserie Edgewater. Mais mes amis et moi, franchement, on s'en fout un peu.»

«Kateri? J'espérais qu'elle ne serait jamais canonisée, ajoute Johnny, quinquagénaire rencontré au même bar. Tout ça, c'est encore un truc d'église pour les cathos, qui va être récupéré par l'industrie du tourisme.»

Une colonisée spirituelle

Propos étonnants? Il faut savoir qu'à Kahnawake, comme dans le reste du Québec, l'Église n'a plus trop la cote. Alors qu'au début des années 60, 99% de la réserve était d'obédience catholique, ce chiffre est aujourd'hui tombé à environ 20%. Un rejet collectif, évidemment accentué par les excès du missionnariat et des écoles résidentielles, qui n'ont pas fini de faire couler de l'encre.

Retournés aux religions traditionnelles, beaucoup de Mohawks ont ainsi tourné le dos aux bondieuseries. «Je ne dirais pas que c'est du ressentiment, mais l'Église n'a certainement plus sur nous le pouvoir et l'impact qu'elle a déjà eus», résume le peintre Martin Loft, croisé dans les couloirs du centre culturel de Kahnawake.

Pour les traditionalistes plus radicaux, Kateri est ainsi perçue comme une colonisée spirituelle, qui a donné son âme aux jésuites et trahi sa culture. «Certains l'ont carrément accusée d'être une vendue, voire pire», déplore l'écrivain et folkloriste Darren Bonaparte, auteur du livre A Lily Among Thorns. «À mon avis, c'est une façon très dogmatique de voir les choses. Mais la réalité est infiniment plus complexe. Il faut remettre les choses en perspective.»

Dans son livre sur Kateri, le seul à avoir été écrit du point de vue des autochtones, Darren Bonaparte suggère que Kateri se serait convertie au catholicisme pour échapper au chaos qui régnait à une époque sombre de la Nouvelle-France. Il est convaincu, de surcroît, que la mission de cette grande mystique dépassait largement le cadre de l'Église catholique. «Elle était, en soi, un puissant être spirituel», dit-il.

Cet avis est partagé par Billy Two Rivers, personnage bien connu de la communauté, qui se décrit comme un born again Mohawk. Peu importe les allégeances religieuses, observe ce dernier, la future sainte devrait surtout être vue comme un «membre à part entière de la grande famille mohawk».

Jusqu'en Pologne

Famille ou pas, tout le monde est au moins d'accord sur un point: la canonisation de Kateri devrait amener plus de touristes à K-Town. Personne ne sait exactement à quoi s'attendre, mais il est clair que les pèlerins viendront de partout dans le monde, le lys des Mohawks ayant des admirateurs jusqu'en Pologne (elle serait apparue à un régiment de Polonais pendant la Seconde Guerre mondiale!) et, bien sûr, parmi tous les autochtones catholiques d'Amérique. Pas étonnant que la petite boutique de l'église soit en train de rajeunir son catalogue: dans quelques mois, les souvenirs de Kateri (boucles d'oreilles, aimants pour le frigo, livres pour enfants, macarons, photos de l'os, etc.) seront plus recherchés que jamais.

Mais encore faut-il que la réserve soit facilement accessible. «Avec tous ces travaux sur le pont Mercier, les autocars ne viennent pratiquement plus, confirme Victoria, de la boutique Iron Horse. L'été dernier, j'ai fait mon pire chiffre d'affaires...»

Fille d'un chef mohawk traditionaliste et d'une mère algonquine catholique, Kateri Tekakwitha a vécu de de 1656 à 1680. Persécutée par les siens en raison de sa foi, cette grande mystique quittera son village de naissance (Auriseville, dans l'État de New York) pour rejoindre Kahnawake, en Nouvelle-France, où sa rigoureuse vie d'ascète fera l'admiration des jésuites. Adepte de l'automortification, l'illuminée mohawk finira par mourir de ses excès, à l'âge de 24 ans. Plus de trois siècles après sa mort, le lys des Mohawks fait toujours l'objet d'un culte international, résultat d'une vaste campagne de promotion et de diffusion de la part des jésuites, qui ont été les premiers à écrire son hagiographie. Elle a été béatifiée en 1980 par Jean-Paul II et sera canonisée le 21 octobre, sur la foi d'un second miracle - dûment certifié -, ce qui en fera la première sainte d'Amérique du Nord.