Ce n'est pas par hasard que Mohammad Shafia a acheté une petite Nissan Sentra d'occasion, la veille du voyage à Niagara avec sa famille, en juin 2009. Il avait observé les lieux à Kingston Mills et savait que son deuxième véhicule, un Pontiac Montana, était trop gros pour être complètement submergé sous les huit pieds d'eau de l'écluse.

«C'est pour ça qu'il a acheté une voiture basse et pas chère», a tonné le procureur de la Couronne Gerard Laarhuis alors qu'il continuait le contre-interrogatoire de Tooba Mohammad Yahya, hier, à Kingston. Accusée avec son mari, Mohammad Shafia, et son fils aîné, Hamed, du meurtre de trois de ses filles et de la première femme de son mari, elle a nié, comme elle l'a fait toute la semaine.

«Non. Jamais.»

Me Laarhuis n'a pas tenu compte des dénégations de l'accusée et a continué à réciter, d'un ton solennel, ce qu'il croit être la séquence des événements qui ont entraîné les quatre victimes dans la mort. Il pense que, la nuit du 30 juin 2009, peut-être vers 1h30, Tooba Yahya, au volant de la Nissan, s'est trouvée sur le lieu historique des écluses de Kingston Mills. Zaïnab, 19 ans, était assise à l'avant; Sahar, 17 ans, Geeti, 13 ans, et Rona, 52 ans, étaient assises à l'arrière. Les cinq femmes étaient seules dans la nuit noire, sur ce lieu historique qui ne dispose d'aucun éclairage. Les passagères dormaient ou étaient assoupies. Le père, Mohammad Shafia, Hamed et les trois autres enfants de la famille étaient partis avec la Lexus, louer des chambres dans un motel tout près. Ils ont laissé les enfants au motel et sont venus rejoindre les femmes à l'écluse. Dans une déclaration antérieure, qu'elle renie aujourd'hui, Tooba Yahya a raconté qu'elle avait couru vers la Lexus en la voyant arriver.

«Vous avez couru vers la Lexus, car vous saviez ce qui allait arriver, vous saviez que c'était terminé. Quand vous êtes sortie de la voiture, les sièges étaient inclinés. Un de vous trois a conduit la Nissan avec les corps dedans jusqu'au bord du canal. Le plan était de la jeter dans l'eau, c'est pour ça qu'il fallait une petite voiture. Vous avez mis la transmission au neutre, ouvert la fenêtre du côté conducteur. Les phares étaient éteints, le plafonnier était éteint. La personne est sortie de l'auto. Par la fenêtre ouverte, elle a mis l'embrayage à la vitesse 1, pensant que la Nissan, par sa propre propulsion, allait rouler jusque dans l'eau. Ça ne faisait pas partie du plan qu'elle resterait prise.»

«Quand elle est restée prise, il y a eu urgence, a poursuivi le procureur sur le même ton. L'urgence commandait de pousser la voiture, car il y avait quatre corps dedans. Vous et Hamed, ou vous et Shafia, avez pris la Lexus pour pousser la Nissan. Ça a causé des dommages à l'arrière de la Nissan et à l'avant de la Lexus. Le S et le E (du mot Sentra), ce sont deux pièces que Hamed n'a pas ramassées.» De fait, elles ont été trouvées sur les lieux.

«Non, on n'est pas des meurtriers, s'est défendue Tooba Yahya. On est une famille sincère. Je suis une mère, si vous étiez mère, vous comprendriez. Ne me dites pas que j'ai tué mes enfants», s'est-elle scandalisée.

Des bruits d'eau

Le procureur n'a pas précisé où il croyait que les victimes avaient été tuées. Mais il a rappelé à l'accusée qu'elle avait elle-même dit, dans une précédente déclaration, avoir entendu des bruits d'eau, alors qu'elle se trouvait à l'écluse cette nuit-là.

Les propos que nie Tooba Yahya sont ceux qu'elle a tenus le jour de son arrestation, le 22 juillet 2009, à l'enquêteur Shahin Mehdizadeh. Me Laarhuis trouve qu'elle a donné des détails que seule une personne qui était sur les lieux cette fameuse nuit peut connaître. Il pense que ces propos sont ceux qui se rapprochent le plus de la vérité, même si l'accusée a tenté de sauver sa peau et celle de Hamed, pour rejeter la faute sur son mari.

«Non, a répété l'accusée. J'ai fabriqué une histoire pour qu'il [le policier Mehdizadeh] me laisse tranquille, parce qu'il me mettait beaucoup de pression, qu'il ne croyait pas ce que je lui disais et qu'il tapait sur la table.»

«On a revu la vidéo ce matin. Vous n'aviez pas l'air en détresse du tout», a répliqué Me Laarhuis.

«Qu'est-ce que j'aurais dû faire? Mettre ma tête sur son épaule? J'étais sa prisonnière. J'étais sous pression, comme je le suis ici. Je suis dans la même situation maintenant. Cela va faire une semaine que je suis ici, vous me posez 100 fois la même question», s'est emportée la femme.

«La raison pour laquelle vous avez entendu des bruits d'eau, c'est parce que quatre femmes sont mortes», a poursuivi Me Laarhuis, d'un ton sentencieux.

Le procureur a aussi rappelé que Hamed était vite parti à Montréal avec la Lexus abîmée, cette nuit-là. On sait que le matin, à Montréal, il a volontairement foncé dans le parapet d'un stationnement vide et a appelé la police pour qu'elle vienne constater les dommages. Il est revenu tout de suite après à Kingston avec la Pontiac Montana. Il est arrivé vers 11h30. La famille a attendu qu'il arrive pour signaler la disparition des quatre femmes à la police.

«Vous vouliez faire croire que la Lexus n'était pas allée là, a dit le procureur.

- C'est faux. C'est inexact», a répondu l'accusée.

Le procureur a aussi fait remarquer que les trois accusés s'étaient montrés bien peu empressés à signaler la disparition des filles.

«C'est parce qu'on ne parle pas anglais», a dit Tooba Yahya.

Mais les autres enfants qui se trouvaient avec eux, les survivants, parlaient l'anglais, lui a fait remarquer Me Laarhuis.

Du caractère

Tooba Mohammad Yahya a trouvé la semaine éprouvante, mais elle a démontré qu'elle avait du caractère. Elle n'a jamais craqué et s'est même jouée du procureur à certains moments, en disant qu'il aurait dû poser telle ou telle question à son mari, quand ce dernier était à la barre des témoins. «Je ne suis pas lui, je suis une personne à part entière», a-t-elle dit. Elle a aussi déclaré que la policière qui l'avait interrogée la première, le jour de son arrestation, ne savait pas interroger un suspect.

Malgré la preuve et les accusations du procureur, la femme de 42 ans jure qu'elle n'aurait jamais été capable de tuer ses enfants, car ceux-ci sont sa vie. «Si vous me voyez encore en vie devant vous, c'est pour mes quatre enfants», a-t-elle dit, hier. Il lui reste Hamed (emprisonné) et trois enfants que la DPJ a retirés de la famille la veille des arrestations, en juillet 2009. Elle assure aussi que son mari n'est pas un meurtrier.

Le procureur continuera son contre-interrogatoire lundi. Il pense en avoir encore pour deux heures. Rappelons que le ministère public croit que les accusés ont tué les quatre femmes de leur famille parce qu'ils jugeaient qu'elles apportaient le déshonneur en fréquentant des garçons et en s'habillant trop sexy. Rona, elle, aurait été éliminée pour d'autres raisons. Le procès a commencé à la mi-octobre.