«You wanna cross?», a demandé un officier américain. C'était risqué, mais le photographe Michel Gravel n'a pas pensé au risque. Il a dit: «Sure.» Mais il n'était sûr de rien.

C'était le 21 février 1973, durant la guerre du Viêtnam. Michel Gravel me raconte l'histoire de cette photo risquée comme si elle avait été prise au coin de la rue. Il n'est pas du genre à se vanter. «J'ai eu de la chance», insiste-t-il.

De la chance, peut-être. Mais surtout du flair, du flegme et un bon oeil, se dit-on en regardant cette photo saisissante qui raconte un échange de prisonniers entre le Viêtnam du Sud et le Viêtnam du Nord à Quang Tri, ville complètement dévastée, située sur la ligne de front.

Michel Gravel avait entendu dire que les combats s'étaient arrêtés et que l'on avait convenu d'un échange de prisonniers. À bord d'un avion bimoteur de la CIA, il s'était rendu à Hué. De Hué, il avait pris un hélicoptère américain qui avait déposé un groupe de journalistes et de photographes à Quang Tri. En descendant de l'hélicoptère, il s'était éloigné du groupe pour aller voir au bord de l'eau ce qui s'y passait. C'est là qu'un officier américain lui a dit: «You wanna cross?»

Traverser? Il ne s'agissait pas de traverser la rue. Il s'agissait de se rendre en territoire ennemi, du côté des Viêt-côngs. Sans trop réfléchir, Michel Gravel a répondu: «Sure!»

Il a donc traversé la rivière, sans trop savoir ce qui l'attendait de l'autre côté. «Jamais de ma vie, je n'aurais pensé, en allant au Viêtnam, aller du côté ennemi!»

Sur l'autre rive, il a vu une tente. Autour de lui, on ne parlait que vietnamien. Il ne comprenait pas un traître mot. Sous la tente, il a vu des soldats canadiens et américains. Il s'est approché. Il est entré dans la tente. Il y avait quatre tables. Il cherchait une chaise. Devant lui, un officier nord-vietnamien le dévisageait avec méfiance. «Je vois ces deux yeux qui me regardent.»

Le photographe en était presque terrifié. Il a interpellé en français un soldat canadien. En l'entendant, l'officier nord-vietnamien a changé d'attitude. Il a dit: «Vous parlez français?» Il était visiblement content de pouvoir parler français. C'est ainsi que Michel Gravel a réussi à obtenir de cet officier viêt-công l'autorisation d'aller prendre des photos de la libération de prisonniers, au bord de la rivière.

Dans la chaleur torride, Michel Gravel est retourné au bord de la rivière. Sur la rive, des rangées de Viêt-côngs. Il se rappelle l'émotion quand les prisonniers approchaient de la grève. Ils arrivaient en sous-vêtements. Ils s'étaient débarrassés de leur tenue humiliante de prisonniers avant de traverser. Dès qu'ils atteignaient la rive, des soldats les guidaient vers la tente des «libérés». Là, des infirmières leur offraient du thé. «C'était très touchant.» La photographie de guerre, dans un tel contexte, est cette «possibilité de dire quelque chose d'humain», observe celui qui a toujours eu un faible pour les photos du «monde ordinaire». «Je me disais: «Comment se fait-il que, moi, je sois là, je n'ai jamais été à la guerre de ma vie... Eux, ce sont des êtres humains comme moi, ils sont pris dans cette affaire, avec une certaine idéologie...»

Dans La Presse du samedi 10 mars 1973, dans un court texte accompagnant le photoreportage de Michel Gravel, le journaliste Fernand Beauregard écrira: «La liberté, qu'elle soit viêt-công, saïgonnaise, américaine ou nord-vietnamienne, se retrouve avec la même joie et la même émotion.»

Ce n'est que sur le chemin du retour que Michel Gravel a réalisé sans trop y croire ce qu'il avait fait. «J'ai eu de la chance», insiste-t-il encore avec humilité. Se rendre seul dans le camp ennemi, il veut bien. Mais dans le camp des prétentieux, on ne l'y prendra jamais.