«Si les gens veulent entrer dans nos poulaillers à ce point-là, c'est correct, mais un jour il y aura un prix à payer.»

Le producteur Martin Dufresne réfléchit à voix haute. Quand il est question d'agriculture, les exigences des consommateurs sont toujours plus élevées, mais le prix des aliments, lui, doit demeurer bas. L'équation est impossible.

Martin Dufresne se trouve au milieu de l'un de ses poulaillers. Autour de lui, des milliers de poussins courent dans tous les sens. Dans quelques semaines, tous ces petits oiseaux se retrouveront dans les cuisines des restaurants Poulet frit Kentucky du Québec. La multinationale de la friture achète toutes les poules de Martin Dufresne. PFK préfère les femelles, plus légères avant friture. Les mâles, eux, deviennent des poulets rôtis. La moitié des petits coqs de Martin Dufresne finit chez St-Hubert. Ils sont donc uniquement nourris de grain, conformément aux exigences de la célèbre rôtisserie québécoise. Du coup, tous les mâles du poulailler ont eu droit au régime végétal - même ceux destinés à d'autres broches - alors que les poulettes reçoivent encore une partie de résidu animal dans leur alimentation.

St-Hubert a beaucoup fait pour améliorer les conditions de vie des volailles du Québec, concède l'agriculteur. Il faut dire que les décisions du restaurateur pèsent lourd dans la balance: la chaîne de rôtisseries sert 10 millions de kilogrammes de poulet par année.

Et le chemin du poulet vers le bonheur n'est pas terminé.

St-Hubert veut maintenant bannir les antibiotiques des poulaillers. Sur ce sujet, le producteur de Saint-Félix-de-Valois a plus de réserves. Retirer les antibiotiques est un sérieux défi vétérinaire, dit-il. Si on le faisait demain matin, le taux de mortalité dans les poulaillers bondirait d'un coup. «Je ne suis pas certain que les consommateurs sont conscients de ça», dit l'éleveur, qui estime que les exigences des consommateurs sont souvent basées sur une grande incompréhension de l'agriculture.

«Les gens nous parlent encore du poulet aux hormones!» lance Martin Dufresne. L'utilisation des hormones dans l'élevage des poulets a été bannie dans les années 60 au Québec.

Les gros contre les petits

Pourtant, ces consommateurs qui sont si loin des agriculteurs veulent s'en rapprocher.

«Les gens sont à la recherche d'une agriculture plus humaine, explique Diane Parent, professeure au département de sciences animales de l'Université Laval. Le problème, c'est qu'on en est venu à penser à l'agriculture d'une façon très bucolique.»

Et très polarisée: d'un côté, il y a les petits, qui cultivent des légumes bio et élèvent des animaux qui donneront de la viande de spécialité. De l'autre côté, il y a les gros, ceux qui font de l'agriculture industrielle. On imagine des chaînes de production de poulets sans plumes et des abattoirs. Cette polarisation de l'image des agriculteurs est récente. Il y a une cinquantaine d'années, au Québec, tout le monde connaissait un fermier, rappelle Diane Parent «Nous avions tous un oncle agriculteur, dit-elle, alors qu'aujourd'hui nous sommes en rupture avec le monde agricole.»

Cette idée que l'agriculture était mieux avant, quand les gens avaient trois poules et quatre vaches, est très contemporaine, estime Marcel Groleau, président de la Fédération des producteurs de lait du Québec.

À l'échelle québécoise, Marcel Groleau est un gros producteur laitier. Son frère et lui ont 110 vaches. À peine plus de 5% des fermes laitières du Québec en comptent plus de 100. À titre comparatif, en Californie, le paradis de l'agriculture et du bio, la moitié des fermes laitières comptent plus de 1000 vaches. Certaines en ont 10 fois plus. «C'est un réflexe normal de prendre pour les petits», dit M. Groleau. D'autant plus que les gros producteurs agricoles ont beaucoup souffert de mauvaise presse sur les questions environnementales.

Les consommateurs étant loin de la production, l'image qu'ils se font des fermiers passe beaucoup par les médias, explique Diane Parent. Et l'on parle des agriculteurs surtout lorsqu'il y a des controverses. «Les producteurs agricoles ont été très culpabilisés.» Au Québec, estime cette spécialiste, l'agriculture industrielle n'existe pratiquement pas, à part certains élevages de porcs. «Pour moi, l'agriculture industrielle, dit-elle, c'est une entreprise où le fermier est un exploitant qui n'a pas de pouvoir de décision.»

L'agriculture au grand écran

L'idée que la population se fait de l'agriculture moderne passe aussi par les livres et documentaires qui s'intéressent à l'alimentation. Ils sont souvent très critiques. L'année dernière, le film Food Inc. a récolté des recettes de plus de 4,5 millions de dollars en Amérique du Nord seulement, du jamais vu pour un documentaire traitant de l'alimentation. On y voit notamment des fermiers qui travaillent pour l'entreprise Tyson. Leurs fermes sont dans un état lamentable et les poulets morts se ramassent à pleines brassées. «Aux États-Unis, Tyson possède autant de poulets que tous les éleveurs du Canada réunis!» mentionne Martin Dufresne, qui est président de la Fédération des producteurs de volailles du Québec. «Quand les gens voient ces images, dit-il, ils croient que c'est partout pareil.»

Dans les poulaillers de Martin Dufresne, la canicule de juillet est nettement plus supportable qu'à l'extérieur. Sous un soleil de plomb, le thermomètre dépasse les 30°. Les grandes chaleurs de l'été ont donné des frissons aux éleveurs, qui doivent faire des pieds ou des mains pour garder leurs animaux productifs et en forme.

«Nos animaux, c'est notre gagne-pain, ajoute l'éleveur. C'est évident qu'on en prend soin.»

À la ferme Groleau, à Thetford Mines, les animaux sont bien aussi. Durant leurs deux derniers mois de gestation, les vaches broutent à l'extérieur, ce qui leur évite de subir la musique de Bon Jovi, le choix de l'employé qui prend soin de toutes celles qui restent à l'étable. La prochaine étape sera peut-être l'arrivée d'un robot de traite. Un investissement colossal, mais qui permettrait de détacher les vaches dans l'étable. Ce sera peut-être un jour la norme. «Aujourd'hui, les agriculteurs sont très au fait des demandes des consommateurs», dit Marcel Groleau.

Selon Diane Parent, le fait que les consommateurs s'intéressent à l'agriculture et posent des questions sur la provenance de leurs aliments est une bonne chose car, dans certains cas, cela a levé le voile sur des pratiques qui ne sont plus acceptables. «Mais il ne faudrait pas que ça se fasse au détriment d'un certain type de production. On dirait que tous les agriculteurs sont passés dans le tordeur.»

Aujourd'hui, l'agriculture en général est très mal vue au Québec, croit aussi Stéphane Jodoin, producteur de pois, de blé, de maïs sucré et de soya qualité tofu. «Je n'ai rien contre le bio ou les produits du terroir, au contraire, dit-il. En agriculture, il y a de la place pour tout le monde. Mais il ne faut pas se dire que tous les autres sont des pollueurs.»

Stéphane Jodoin croit aussi que les citadins connaissent bien mal l'agriculture. «Je demande parfois à des copains s'ils mangent de la viande d'animaux qui ont été nourris avec des OGM. Ils me répondent qu'il n'en n'est pas question. Pourtant, près de 90% des céréales destinées à l'alimentation animale sont transgéniques, au Québec!» s'amuse le producteur.

Pour être certain d'acheter de la viande d'un animal qui n'a pas été nourri avec des céréales transgéniques, il faut choisir des viandes biologiques ou des produits de spécialité, où l'on précise ce qu'a mangé la bête.

«Si on nous disait qu'il fallait tout produire en bio demain, nous le ferions, plaide Stéphane Jodoin. Mais je ne suis pas certain que les gens trouveraient ça toujours aussi attrayant lorsqu'ils verraient que le prix de leurs aliments augmente de beaucoup.»

 

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Le Québec compte

30 000 fermes. Il y en avait 50 000 de plus, il y a 40 ans.

50% des terres cultivables consacrées aux grains - maïs, soya, blé, orge, canola.

350 fermes de grands gibiers dont 49 de sangliers.

112 producteurs de lapins.

800 producteurs de volailles, poulets et dindons.

11 producteurs de melons bio.

1 producteur de moutons biologiques.

Plus de 7 millions de porcs

6400 fermes laitières, dont 6 de plus de 500 vaches.