Dans les rues désertes de Cornell Village, en banlieue de Toronto, deux équipes rivales zigzaguent au pas de course d'une demeure cossue à l'autre. Des chiens jappent derrière les portes closes. À l'occasion, l'une d'elles s'entrouvre juste assez pour laisser deviner un intérieur douillet.

Difficile de croire qu'on débarque au coeur de la guerre électorale en cours, dans un secteur peuplé de Canadiens fraîchement arrivés de Chine, de l'Inde, des Philippines ou de la Russie. Tout autour, les maisons neuves calquées sur celles de la Nouvelle-Angleterre se vendent environ un demi-million de dollars.

«Le matin, les autobus sont pleins de visages de toutes origines. Ici, presque tout le monde travaille», précise leur candidat conservateur, Paul Calandra.

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La mission de cet ancien courtier d'assurances, c'est de les séduire afin de répéter sa percée de 2008, lorsqu'il a arraché la très multiethnique circonscription d'Oak Ridges par 545 voix à son rival libéral.

Un exploit que les conservateurs espèrent maintenant reproduire dans plusieurs autres circonscriptions de la grande région de Toronto. «Ils dominent déjà dans l'Ouest et ils ne parviennent pas à percer au Québec, ni dans les grandes villes. S'ils veulent former un gouvernement majoritaire, ils doivent gagner les circonscriptions multiethniques situées en banlieue», explique le politologue Phil Triadafilopoulos, professeur à l'Université de Toronto.

Dans la Ville reine, cela signifie cibler les immigrés venus d'Inde ou de Chine particulièrement nombreux, industrieux et regroupés dans une demi-douzaine de circonscriptions-clés.

Un document interne du Parti conservateur (diffusé par erreur en mars) résume crûment la situation: «Il y a beaucoup d'électeurs ethniques. Il y en aura encore plus bientôt. Ils habitent là où nous devons gagner. Il faut (leur) présenter une image positive.»

Depuis le début de la campagne, le premier ministre sortant Stephen Harper multiplie donc les apparitions et les promesses dans la région torontoise. Le 6 avril, les employés de l'usine Novo Plastics de Markham l'ont applaudi sans hésiter en l'entendant annoncer un programme qui faciliterait la reconnaissance de leurs compétences acquises à l'étranger.

Est-ce que cela aidera les candidats conservateurs? Paul Calandra, qui était aux côtés de son chef, l'espère. «Les électeurs sont très centrés sur leur vie quotidienne. Ils veulent entendre parler d'emploi et d'économie, constate-t-il. Il y a beaucoup de talents sous-exploités au Canada et nous voulons les impliquer.»

Chez certains, le message passe. À Cornell Village, un homme d'origine russe a accueilli le quadragénaire d'un retentissant: «Oui, je vous appuie! Venez planter votre pancarte chez moi.» Dans trois des rues voisines, une dizaine d'autres familles affichaient déjà la leur.

«On sent encore certaines réticences chez plusieurs immigrés, mais ils sont plus nombreux que la dernière fois à accepter de nous entendre», se réjouit M. Calandra.

Au nord de Toronto, dans une zone tout aussi multiethnique, mais plus pauvre, le candidat John Carmichael est confronté à la même ambivalence. «On a déjà eu un accueil pas très amical, convient son directeur de campagne, Gord Moore, mais les choses s'améliorent d'une fois à l'autre. On rencontre des chauffeurs de taxi qui étaient ingénieurs dans leur pays d'origine. Notre message sur l'emploi et l'économie les intéresse.»

»Vive la concurrence»

Le long d'une artère semblable aux boulevards Taschereau et 440, les caractères chinois s'étalent partout sur les enseignes et les bandes électroniques. On traverse la circonscription de Richmond Hill, où le libéral Bryon Wilfert l'a emporté par un peu plus de 5000 voix sur son adversaire d'origine chinoise, en 2008. Même si ses électeurs sont - encore une fois - intensément courtisés par les conservateurs, le député ne se sent pas plus menacé par son nouveau rival d'origine grecque.

«Il a été parachuté, dit-il, alors que je représente la population depuis bientôt 15 ans. Ma spécialité, c'est le service à la clientèle. Mes électeurs savent que j'agis et que je me soucie des droits de l'homme.»

Tout près, dans Don Valley Ouest, des bénévoles de toutes origines entourent le libéral Robert Oliphant, accueilli en sauveur lorsqu'il frappe aux portes des modestes appartements des immeubles en copropriété de Thorncliffe Park. Une vieille dame le serre dans ses bras en parlant chinois. Un jeune homme noir connaît son numéro de téléphone par coeur.

«Les conservateurs disent partager les valeurs traditionnelles des nouveaux Canadiens, dit le député, mais (comme homosexuel), la Charte des droits et libertés me protège de la même façon qu'elle les protège. Les nouveaux Canadiens ont plus en commun avec les gais qu'avec ceux qui les condamnent: moi aussi, je sais ce que c'est que d'avoir des gens qui me crachent au visage ou refusent de me serrer la main.»

Dans Eglinton-Lawrence, à quelques kilomètres, les enfants d'immigrés reviennent en ville pour raser les minuscules maisons de leurs parents et ériger de faux manoirs flanqués de lions et d'urnes. Ici et là, quelques pancartes bleues oscillent au vent. Mais le libéral Joe Volpe, qui représente la circonscription depuis 23 ans, se croit lui aussi à l'abri.

Dans son bureau, qui fleure bon l'espresso, l'italien résonne. «On s'adresse aux gens dans cinq langues. J'ai aussi des bénévoles russes, espagnols, chinois et portugais, énumère-t-il. Je reflète la communauté, continue le député. Ces gens ne se sentent jamais ethniques avec moi. J'incarne ce que nous sommes et ce que nous voulons être.»

Plus au nord, dans Vaughan, où vivent 200 000 Canadiens d'origine italienne, l'ancien chef de police Julian Fantino a créé la surprise en battant, par 997 voix, le libéral Tony Genco, lors de l'élection partielle de 2010.

Sa victoire n'a pourtant pas étonné Pierluigi Roi, directeur des nouvelles à la station multiethnique OMNI, qui diffuse des émissions en cinq langues. «Les Italiens, les Portugais, nous ne formons pas un bloc. Nous avons les mêmes préoccupations que les autres électeurs. Les conservateurs ont réussi à percer parce qu'ils ont présenté un candidat V.I.P.»

«Le Parti libéral tenait les immigrés pour acquis, comme une banque de votes, et cela s'est retourné contre eux, renchérit Yudhvir Jaswal, éditeur de Midweek News Weekly, un hebdomadaire indo-canadien. C'est une bonne chose qu'il y ait de la concurrence, que les partis s'adressent à nous en nous parlant de tous les enjeux, pas seulement ethniques.»