La circonscription de Crowfoot, au coeur de l'Alberta rurale, n'est pas un château fort conservateur. C'est un véritable abri nucléaire en béton armé, imprenable. En 2008, le député Kevin Sorenson y a récolté 82% des voix, le pourcentage le plus élevé au Canada.

Et, bien sûr, avec 82% des voix à un candidat de l'équipe Harper, cela fait de Crowfoot la circonscription la plus à droite au pays.

Dans le rayon des victoires électorales, c'est un score stupéfiant. Un ordre de grandeur: Gilles Duceppe (Laurier- Sainte-Marie) et Denis Coderre (Bourassa) sont confortablement installés dans des circonscriptions réputées «sûres». En 2008, MM. Duceppe et Coderre ont triomphé avec 50,2% et 49,5% des voix.

Qu'est-ce qui fait votre succès, M. Sorenson?

«Les gens ici sont conservateurs avec un petit c, explique Kevin Sorenson, 52 ans, un homme aux pattes d'ours qui trahissent son passé de fermier. Ils croient que le gouvernement doit être plus petit, qu'il ne doit pas tout le temps tenter de trouver de nouveaux revenus...»

D'accord, mais c'est un peu court, comme explication. Nul doute que les Albertains sont conservateurs, politiquement: le parti de Stephen Harper a triomphé dans 27 des 28 circonscriptions électorales de la province, en 2008. Moyenne des voix exprimées: 65%. Une moyenne qui serait plus élevée, n'eût été les victoires plus courtes dans la région d'Edmonton.

«L'Alberta est une terre conservatrice, mais il y a plus, dit Marshall Chalmers, le maire de Camrose, principale ville de la circonscription, dont la moustache rappelle son passé dans la police. Je crois que le discours du premier ministre touche les gens de Crowfoot. Il faut être plus dur avec les criminels, défendre les sables bitumineux. Et les autres partis, comme le Parti libéral, nous ont envoyé promener, dans le passé. Les gens n'ont pas oublié.»

Bon, oui, d'accord: le ressentiment envers le Parti libéral est un point de ralliement des électeurs partout en Alberta. Mais quand même: Kevin Sorenson a gagné en 2008 avec un score largement supérieur à ceux de ses collègues, eux-mêmes des Superman des urnes. Quel est son secret?

«C'est une région rurale, ici, dit Glen Lawes, évaluateur foncier. Les fermiers sont des gens indépendants d'esprit. Ils ne veulent pas dépendre de l'État. Moi, je suis conservateur, petit c, depuis toujours. J'ai voté pour le père de Preston, Ernest Manning, quand il était chef du Social Credit!»

Glen est un chasseur. Il a des armes à feu. Le registre l'emmerde profondément. Il refuse d'ailleurs de les enregistrer, «ce qui fait de moi, techniquement, quelqu'un qui n'obéit pas à la loi». L'abolition du registre l'a convaincu, il y a plusieurs années, de devenir membre du PCC «et de donner 200$ par année».

Détonner n'est pas bien vu

Pour Mark Lisac, auteur du livre Alberta Politics Uncovered, une analyse critique de la vie politique dans la province la plus riche du Canada, le fort attachement des Albertains à leur individualisme exacerbé est un mythe: «Contrairement au mythe, la province est pleine de gens qui prennent le chemin le plus facile et se joignent au parti, métaphoriquement et littéralement.»

Ellen Parker est bien placée pour jauger le succès, phénoménal, de Kevin Sorenson, dans Crowfoot: le député conservateur l'a battue en 2004, 2006 et 2008. La candidate du NPD se présente pour la quatrième fois.

«Vous savez, ces résultats ne représentent que ceux qui se donnent la peine de voter. Si plus de gens votaient, les résultats seraient différents», dit-elle, reprenant ce que j'ai souvent entendu, en Alberta, à savoir que les taux de participation peu élevés (55% dans Crowfoot) favorisent le PCC.

Je dis à Mme Parker que plusieurs électeurs m'ont parlé du poids de la tradition familial sur leur crayon, quand ils doivent cocher leur bulletin de vote. «Je n'y crois pas, réplique-t-elle. C'est presque du bullying: les gens ne veulent pas être le clou qui dépasse, ils ne veulent pas se faire regarder de travers parce qu'ils n'appuient pas le PCC.»

La néo-démocrate a perdu par plus de 35 000 voix en 2008, mais elle voit le côté ensoleillé des choses: «C'est ma quatrième campagne: je suis meilleure pour livrer mon message! Je crois sincèrement que le NPD va représenter cette circonscription, un jour», dit-elle, rappelant que l'Ouest est la terre de Tommy Douglas, le saint patron de la social-démocratie canadienne...

Je n'ai pas réussi à percer le secret du succès de Kevin Sorenson, qui peut se vanter de voir huit électeurs sur dix voter pour lui. Un score que lui envieraient probablement quelques dictateurs, à la différence qu'ici, les bonnes gens de Crowfoot votent en toute liberté pour lui.

M. Sorenson, très humble, n'avait que des lieux communs et des banalités (je travaille fort, je suis présent, je réponds à chaque lettre, etc.) à me proposer pour expliquer pourquoi il détient le plus haut pourcentage des voix au Canada.

J'ai tenté une dernière hypothèse:

Est-ce de l'amour pour votre personne, tout simplement, monsieur le député?

Je ne suis pas certain que ce soit de l'amour, mais merci de le penser!