Quelque part en 2006, entre deux élections, Jack Layton a réuni quelques collaborateurs et députés pour planifier la prochaine campagne électorale.

Son message était clair et net: «On doit viser le pouvoir, se présenter comme une solution de rechange au gouvernement, et moi, comme premier ministre. On ne peut pas se présenter tout le temps comme un parti de l'opposition qui aspire seulement à gagner quelques sièges de plus.»

Selon Pierre Ducasse, ex-conseiller de Jack Layton et ancien candidat du NPD au Québec, ce pep talk du chef néo-démocrate était nécessaire et il avait réveillé bien du monde au sein de la petite équipe.

«Ç'a fait du bien d'entendre Jack dire ça, raconte-t-il. Il fallait que ce soit dit parce que certains se complaisent dans l'opposition, mais Jack a toujours été sérieux quand il dit qu'il vise le pouvoir. La leçon de ça, avec le recul, c'est qu'il ne faut jamais lâcher et Jack ne lâche jamais.»

Ne jamais lâcher, voilà trois mots qui résument tout le parcours, tout l'engagement de l'homme à la moustache et à la cravate orange.

Jack Layton vit en ce moment des heures de gloire, mais sa carrière politique a été ponctuée de nombreux échecs qui en auraient découragé plus d'un.

Rien de facile

Le chef du NPD se retrouve aujourd'hui propulsé à la tête de l'opposition officielle, mais avant d'en arriver là, il lui a fallu trois tentatives avant de gagner son propre siège aux Communes. Il a aussi mordu la poussière à la mairie de Toronto en 1991.

L'adversité, Jack Layton connaît. Il a appris à la côtoyer très jeune, dans les années 70, lorsqu'il a adhéré au NPD après avoir entendu son chef d'alors, Tommy Douglas, s'opposer à l'application de la loi sur les mesures de guerre par le gouvernement Trudeau.

Aujourd'hui, l'orange est à la mode au Québec, mais à l'époque, c'était une couleur marginale. Qui le restera d'ailleurs longtemps, jusqu'à cette campagne électorale.

Enfant de la bourgeoisie anglophone montréalaise (il est né et a grandi à Hudson), fils d'un ancien ministre conservateur sous Brian Mulroney (Robert Layton) et petit-fils d'un ministre de Maurice Duplessis (Gilbert Layton), John Gilbert «Jack» Layton était sans doute destiné à faire de la politique. Mais pourquoi le NPD, pourquoi la gauche, et non pas le Parti libéral de Pierre Trudeau, si populaire dans les années 70?

«Jamais! Les libéraux n'ont pas de principes», avait répondu M. Layton à feu mon collègue Michel Vastel, dans une entrevue publiée en 2003 par L'actualité.

Cette allergie aux libéraux, elle ressort chaque fois qu'on évoque une possible fusion des partis de centre gauche.

«D'abord, qu'est-ce qui vous fait dire que les libéraux sont de gauche? m'a-t-il lancé en début de campagne, lors d'une rencontre à La Presse. Ils parlent comme des gens de centre gauche, mais lorsqu'ils sont au pouvoir, ce sont eux qui coupent le plus dans les programmes sociaux, dans l'assurance-emploi.»

Son père, libéral au provincial, a tourné le dos au PLC après le rapatriement unilatéral de la Constitution en 1982.

Jack, lui, a choisi le NPD pour défendre des causes, le logement social, notamment, une de ses plus grandes préoccupations.

«Jack n'aime pas la politique pour la joute, il fait de la politique pour les causes», dit Pierre Ducasse, qui a aussi été adversaire de M. Layton lors de la course à la direction du parti en 2003.

Sa carrière politique au municipal, comme conseiller à Toronto, a d'ailleurs été marquée par son engagement communautaire, en environnement et pour le logement social, surtout.

Les yeux sur le Québec

Le militantisme de gauche, Jack Layton l'a appris dans la rue, à Montréal, dans le mouvement McGill français et lors des manifestations contre la guerre du Vietnam.

Il a toujours pensé, même s'il a longtemps été un des seuls à le croire, que les Québécois et le NPD étaient faits pour s'entendre. Les résultats surprenants du 2 mai lui ont donné raison.

Le Québec avait déjà flirté avec le NPD d'Ed Broadbent, en1989. L'échec de Meech a toutefois ruiné les chances du NPD par la suite.

Pendant des années, une douzaine de militants ont tenu le NPD a bout de bras au Québec, refusant d'abandonner.

Puis, est arrivé Jack Layton, qui y croyait aussi et qui a donné les ressources nécessaires pour mieux s'implanter au Québec.

Prémonitoire, voici comment commençait l'article de Michel Vastel, en 2003, dans L'actualité: Pour redonner vie au NPD, Jack Layton a entrepris de faire la cour aux militants du Bloc québécois. Son but: devenir le leader de l'opposition officielle à Ottawa.

Pendant des années, Jack Layton n'a jamais cessé d'y croire, mais personne, absolument personne au NPD, n'avait vu, même de ses rêves les plus fous, une telle récolte de sièges.

D'autant que les relations entre le NPD et le Québec ont souvent été marquées par l'indifférence. Et par quelques accrochages. Un exemple récent: l'appui de plusieurs députés néo-démocrates à l'abolition du registre des armes d'épaule, une position fortement critiquée au Québec.

La volte-face de Jack Layton à propos de la loi sur la «clarté» référendaire, en 2005, avait aussi refroidi bien des nationalistes québécois.

Voici ce que disait M, Layton de cette loi du gouvernement Chrétien, lors d'un clavardage à Cyberpresse, en novembre 2003: «Non, je ne suis pas d'accord. Comme nouveau chef, je suis très clair sur cette position: Je suis fortement opposé à cette loi, comme la grande majorité des membres du NPD, sinon ils ne m'auraient pas choisi comme chef.»

Pierre Ducasse, ex-conseiller principal de M, Layton pour le Québec, explique le contexte de l'époque: «Jack n'était pas partisan de la loi sur la «clarté» référendaire. Il était en faveur du plan A, pas du plan B. Devions-nous révoquer cette loi ? Il y a eu des débats là-dessus, cela a créé des divisions.»

Des divisions? Parlons plutôt d'une tempête au sein du caucus, une tempête qui a forcé Jack Layton à reculer deux ans plus tard. Aujourd'hui, il se replie prudemment derrière les arguments de la Cour suprême pour justifier sa position. Les souverainistes ont bien tenté de tirer profit de l'appui du NPD à la loi sur la «clarté», mais visiblement, les électeurs québécois sont passés à autre chose.

Contrairement aux élections précédentes, Jack Layton n'a pas trop souffert des critiques contre les tendances centralisatrices du NPD, une vieille réputation que traîne son parti.

«Je pense que le point de vue des Québécois sur le NPD a changé, mais je pense aussi que le NPD a changé ses positions face au Québec», m'a dit Jack Layton quelques jours avant le vote.

Gilles Duceppe a bien tenté de freiner l'ascension de Jack Layton en rappelant que le NPD est d'accord avec les garanties de prêts à Terre-Neuve pour le développement hydro-électrique et contre une extension des délais légaux imposés au chantier maritime Davie, mais les arguments de l'ex-chef du Bloc n'ont pas convaincu les Québécois.

Devant de telles attaques, Jack Layton réplique toujours que c'est son parti qui a reconnu le premier la nation québécoise, bien avant que le gouvernement Harper ne fasse adopter une résolution en ce sens aux Communes en 2006. En entrevue, il qualifie même de «belles paroles» les positions de Stephen Harper sur le Québec.

Chef d'un parti fédéraliste, ayant de profondes racines dans l'Ouest, en Ontario et dans les Maritimes, Jack Layton doit parfois marcher sur un fil de fer entre nationalistes québécois et canadiens.

D'où son appui à Terre-Neuve, d'où sa volte-face sur la loi sur la «clarté», d'où le refus à la Davie, d'où le positionnement inconfortable de son parti à propos du registre des armes à feu.

Il se défend toutefois vigoureusement d'être contre le Québec. Au cours de notre entretien, il dit notamment appuyer la position du gouvernement Charest à propos de la fusion projetée des bourses de Londres et de Toronto, une manoeuvre qui pourrait avoir des conséquences fâcheuses pour Montréal.

Il va même plus loin que Québec: «Nous nous opposons à cette fusion et nous partageons les craintes de Québec, dit-il. Fusionner les bourses, ça n'a pas de bon sens.»

Il emploie la même expression quelques minutes plus tard, lorsque je lui mentionne que le Bloc l'accuse de ne pas défendre la langue française: «Ben voyons donc! Ça n'a pas de bon sens!», lance-t-il avec cet accent caractéristique du gars qui a appris le français dans le rue, petit gars, en jouant au hockey avec ses copains francophones.

Il a été dit, durant cette campagne, que Jack Layton parle le français d'un «vendeur de chars usagés». C'est non seulement méprisant, c'est faux. Le français de Jack Layton n'a cessé de s'améliorer depuis qu'il est devenu chef du NPD, en 2003, notamment parce qu'il est accompagné tous les jours de son fidèle attaché, Karl Bélanger, et parce qu'il continue, chaque année, à prendre des cours d'immersion au Saguenay.

Exit Jack-in-the-box

Le français, il le parle même parfois épicé, ajoutant, en privé, quelques «tabarnak» à ses propos.

Durant cette campagne épique, les railleries de ses adversaires ne se sont pas limitées à son français. Tout y a passé: sa moustache, sa canne et, surtout, son sourire.

De passage à Montréal, devant une foule de 1300 personnes réunies dans la circonscription de Gilles Duceppe, à une semaine du scrutin, Jack Layton a saisi le balle au bond: «Je ne peux pas vous promettre d'être moins sympathique!», a-t-il lancé... avec un large sourire.

«C'est là que l'on a vu son expérience, sa discipline, jamais il ne s'est laissé distraire par les attaques personnelles ou par les histoires de massage», dit Karl Bélanger, loyal collaborateur depuis les débuts de M. Layton à Ottawa.

Cette campagne n'a pas que couronné un nouveau chef de l'opposition (et le nouveau champion de la gauche), elle a aussi enterré Jack-in-the-box, cette image du bon gars un peu naïf, pas sérieux et superficiel qui collait au chef du NPD.

Les chiffres ne trompent pas: 102 députés, 66 de plus qu'à la dissolution, et une progression fulgurante aux urnes: 2004: 15,7 %; 2006: 17,5 %; 2008: 18,2 % et 201: 31 %.

Le Parti libéral a tracé une courbe opposée: de 36,7 % en 2004 à 19 % en 2011.

En octobre 2009, au cours d'une conversation à bâtons rompus, Jack Layton avait rejeté l'idée d'une fusion PLC-NPD, d'abord à cause de son aversion envers les libéraux, mais aussi parce que, disait-il, «dans une fusion, c'est le gros qui mange le petit».

Maintenant que c'est lui, le «gros», pourrait-il changer d'avis? C'est peu probable.

D'abord parce qu'il se méfie trop des libéraux, et réciproquement. Jack Layton est beaucoup trop à gauche pour l'establishment libéral de Toronto et pour les financiers de Bay Street, qui se colleront vraisemblablement sur Stephen Harper.

«C'est Bay Street qui décide et qui dirige le Canada et ils aiment Harper pour le moment», me disait M. Layton au cours de ce même repas à Montréal.

Relancé sur ce sujet, lors de notre dernier entretien, tout juste avant le scrutin de lundi dernier, M. Layton nuance un peu ses propos: «Les banques, Bay Street, on va travailler avec eux, mais on ne leur donnera pas autant de cadeaux que les conservateurs.»

La 2e chance du bon Jack

Tous ses collaborateurs le disent, Jack Layton privilégie d'abord et avant tout le travail d'équipe. D'ailleurs, il n'y a pas beaucoup de chefs qui accepteraient de donner sciemment autant de place à un Thomas Mulcair.

En rencontre à La Presse, au début de la campagne, c'est M. Mulcair qui prenait toute la place, répondant longuement à nos questions. Assis juste à côté, M. Layton écoutait, approuvant par un hochement de tête, sans le moindre signe d'irritation.

Ce côté conciliant, dont il s'est servi depuis 2004 dans ses relations avec les gouvernements minoritaires de Paul Martin et de Stephen Harper, pourrait peut-être lui nuire maintenant, croient certains.

Face à un gouvernement conservateur majoritaire, il devra apprendre à s'imposer et à marquer son territoire pour se définir comme la solution de rechange logique, comme un gouvernement en attente.

Son entourage affirme qu'il a la force de caractère et la bonne attitude pour réussir.

Au début de la campagne, il y a six semaines, on ne donnait pas cher de la peau de Jack Layton, au figuré, mais aussi un peu au sens propre puisqu'il se relevait à peine d'un cancer de la prostate et d'une opération à la hanche.

Où a-t-il puisé la force de passer au travers?

«C'est un cliché, mais avoir un cancer, ça change la perspective, pour tout le monde, dit Karl Bélanger. Jack est d'un naturel optimiste. On s'est moqué de son sourire, mais il est comme ça, c'est sa nature, ce n'est pas seulement une image. Et puis, il sait ce qu'il veut, il sait où il veut aller.»

La chose n'est pas connue, mais le chef néo-démocrate a un autre atout, une arme secrète : sa petite-fille Béatrice, presque

2 ans, qui a appris à dire «Grandpa Jack» et «vote» le 2 mai. On raconte que M. Layton avait les yeux dans l'eau en entendant la petite Béatrice ce matin-là.

Puis, le soir, derrière la scène où il devait monter en cette soirée historique, il est passé en trombe à travers son entourage en liesse pour se diriger droit vers sa petite-fille pour l'étreindre tendrement.

Une grosse dose de réalité pour «Grandpa Jack» au terme d'une course surréaliste de cinq semaines.