«Les premières manifestations contre la guerre du Vietnam ont eu lieu à Montréal... J'en étais !* » En 2003, Jack Layton se montrait déjà convaincu que ses idéaux de gauche étaient typiquement québécois. Avant de se laisser séduire par le chef du NPD, le Québec a pourtant flirté à droite, avec les adéquistes et les conservateurs. What does Quebec want ? Au lendemain des dernières élections fédérales, six experts tentent de répondre à cette célèbre question.

Q: Alors que le reste du Canada élisait le Parti conservateur (PCC), le Québec a voté massivement pour le Nouveau Parti démocratique (NPD). Les Québécois pensent-ils autrement?

R: «L'élection en est la preuve», répond sans hésiter François Saillant, qui coordonne le FRAPRU, un regroupement national de lutte pour le droit au logement. «Le Québec est la seule province à avoir barré la route aux conservateurs, dit-il. Et cette volonté s'est manifestée partout: chez les francophones et les anglophones, chez les libéraux et les bloquistes, dans le Québec profond, en banlieue, en ville. C'est quelque chose de très particulier.» «Il y a une césure entre le Québec et le reste du Canada, renchérit Catherine Côté, professeure à l'École de politique appliquée de l'Université de Sherbrooke. Avant, cela s'exprimait par le Bloc québécois (BQ), et maintenant, par le NPD.»

Q: Pourquoi ce changement?

R: «En disant qu'il fallait voter contre Harper pour protéger les valeurs sociales-démocrates - parce que ces valeurs étaient québécoises -, Gilles Duceppe (le chef bloquiste) a ouvert la voie à Jack Layton», dit-elle. Ce dernier a fait le reste en se prononçant en faveur de la loi 101 et d'une révision de la Constitution.

Chose certaine, on voit aujourd'hui que la différence québécoise n'est pas seulement une question de langue. «Les anglophones du Québec ont les mêmes valeurs que les francophones. À partir du moment où ils ont trouvés le moyen de l'exprimer, sans voter du même coup pour la souveraineté (c'est-à-dire pour le Bloc), ils ont pu le faire tranquilles», analyse Mme Côté.

Pour son confrère François-Pierre Gingras, politologue à l'Université d'Ottawa, les valeurs de gauche pourraient même l'emporter sur l'attachement au pays. «Des fédéralistes québécois - dont une anglophone née en Ontario - m'avouent aujourd'hui être dégoûtés de la politique au Canada. Ils disent avoir carrément " viré capot" en faveur d'une souveraineté québécoise sociale-démocrate après avoir pris connaissance des résultats du vote en Ontario. Il faudrait voir combien il y a de tels convertis.»

Q: Les Québécois sont-ils vraiment aussi à gauche qu'on le dit?

R: En 2007, un sondage CROP concluait qu'une majorité de Québécois préféraient les idées de gauche. Il y a six mois, un sondage Léger Marketing-Le Devoir a conclu au contraire que les priorités de droite l'emportent. Comment s'y retrouver? On peut être à droite du point de vue économique tout en étant de gauche du point de vue moral, et vice versa, expose Mme Côté. «Les sondages rendent difficilement compte de toute cette complexité. C'est dur de cerner ce qui tient le plus à coeur.» Lorsqu'il est question de valeurs morales (avortement, mariage gai, etc.), les Québécois sont beaucoup plus à gauche que les Canadiens, dit-elle. En matière d'économie, la différence lui semble moins spectaculaire, mais néanmoins réelle. «Au Québec, on est plus favorable à l'intervention de l'État pour diminuer les inégalités. C'est une tendance lourde qui remonte à l'élection de Jean Lesage en 1960», confirme son confrère François-Pierre Gingras. «Peu importe les gouvernements, toutes les mesures sociales vont grosso modo dans le même sens, illustre-t-il. Même si on reproche à Jean Charest d'être à droite, s'il gouvernait aux États-Unis, on le considérerait de gauche», rappelle le professeur.

Q: Est-ce vraiment parce qu'ils ont l'impression qu'Ottawa bafoue leurs valeurs que les Québécois se sont tournés vers le NPD?

R: «Le vote de lundi est un désaveu complet des politiques de Stephen Harper et de son Parti conservateur. Les Québécois ont montré leur attachement aux valeurs progressistes», répond le médecin Amir Khadir, unique député du parti de gauche Québec solidaire. La preuve, c'est que les conservateurs ont perdu environ la moitié des sièges dans la région de Québec, dit-il Pour le sociologue Mathieu Bock-Côté, on a plutôt affaire à un «vote de protestation anti-establishment qu'à un vote d'adhésion». la base militante du NPD peut être très radicale, mais Jack Layton a su adapter son discours à l'électorat. Il n'a pas tellement mis de l'avant son programme», ajoute le chargé de cours de l'UQAM. D'après lui, les électeurs veulent sortir du débat sur la question nationale. Et c'est pour cela que le Bloc a été écrasé. Directeur du parti municipal de gauche Projet Montréal, Patrick Cigana tient le même discours. «Sortir de l'axe fédéraliste/souverainiste était possible avec le NPD, car il n'a pas le même passif que les autres partis. Ce n'est pas lui qui a rapatrié la Constitution, raté Meech, etc.» Les politologues constatent eux aussi une immense soif de changement. «Le succès du NPD représente également un appui - au moins vague - à un programme social-démocrate, ajoute François-Pierre Gingras. Mais on ne peut pas dire que c'est la gauche qui monte, puisque le Bloc québécois était déjà à gauche.» Les gens n'ont pas soudain découvert le programme du NPD et décidé de voter pour lui, dit-il. «Ce qui a changé, c'est l'attitude des gens à l'endroit des chefs.»

Q: Il y a quatre ans, les Québécois semblaient se tourner vers les adéquistes et, dans certaines régions, vers les conservateurs, n'est-ce pas contradictoire?

R: Les Québécois ont exprimé un ras-le-bol en votant NPD, exactement comme quand ils ont voté ADQ, estime François Saillant, du FRAPRU. Veulent-ils virer à droite, à gauche? «Pas sûr que la population le sait», dit-il.  «L'ADQ a fait des gains lorsqu'elle s'est montrée nationaliste, qu'elle a défendu les valeurs québécoises. Pas lorsqu'elle a défendu des positions de la droite néolibérale», dit Catherine Côté. Quand les gens de Québec ont élu quelques conservateurs, c'était plus opportuniste qu'idéologique», pense François-Pierre Gingras. Mathieu Bock-Côté reste convaincu que la droite monte plus que la gauche, que les Québécois en ont assez de la bureaucratie et que «leur vieux fond bleu ressort». «L'espace est encore disponible pour une offre politique nouvelle», dit-il.

Q: Qu'est-ce que la victoire éclatante du NPD signifie pour les autres partis de gauche?

R: «C'est de bon augure puisque les Québécois sont capables d'audace. Ils n'ont pas peur de voter pour des partis qui ne se gênent pas pour afficher des idées pareilles, applaudit Amir Khadir. Cela devrait faire réfléchir ceux qui disent que c'est bloqué, sans espoir, et ceux qui font preuve de condescendance lorsqu'on annonce qu'on veut faire telle ou telle chose.» Chez Projet Montréal, Patrick Cigana se réjouit lui aussi. «Les gens sont prêts à essayer autre chose que les partis traditionnels. Et on n'a pas absolument besoin d'avoir une grosse machine électorale pour percer: le bouche à oreille peut fonctionner.» Plus de 80 % des Québécois et Québécoises qui ont voté l'ont fait pour des partis de centre gauche: c'est encourageant pour ces partis et groupes au Québec», dit François-Pierre Gingras. Comme Mathieu Bock-Côté, il croit toutefois que la dimension «protestation» du vote pourrait aussi bien s'exprimer pour un parti ou un groupe anti-élitiste plus à droite (comme celui de l'ancien ministre péquiste François Legault). D'après lui, à moyen terme, ce sont toutefois les souverainistes qui pourraient sortir gagnants, que ce soit aux prochaines élections provinciales ou à un troisième référendum. «Cela fait longtemps que le Canada n'a pas eu un gouvernement aussi à droite, souligne François-Pierre Gingras. S'il adopte des politiques rejetées par la majorité des Québécois, le mouvement souverainiste pourra soutenir que peu importe le parti fédéraliste formant l'opposition, les intérêts du Québec sont toujours bafoués.»

Q: Qu'est-ce que cela signifie pour les idées de gauche, dans la vie de tous les jours?

R: Le NPD n'aura pas les coudées franches pour faire passer ses idées puisqu'il affrontera un gouvernement majoritaire. «Il aura par contre la légitimité requise pour appeler les gens à monter aux barricades, dit Amir Khadir. Ce qui se passe dans un pays ne dépend pas seulement du gouvernement. C'est aussi le combat des gens dans la rue.» «Quand tu montres une volonté de changement aussi grande, il faut être conséquent» renchérit François Saillant.