Richard Bergeron, le chef de Projet Montréal, grimpe dans les sondages. En septembre, 14% des Montréalais étaient prêts à l'élire maire; deux semaines plus tard, ce chiffre a bondi de six points et passé la barre des 20%. Pourtant, en 2005, Richard Bergeron avait récolté moins de 10% des votes. Cet homme, dont la notoriété s'est longtemps limitée au Plateau-Mont-Royal, donne du fil à retordre à ses rivaux, Gérald Tremblay et Louise Harel. Qui est Richard Bergeron? Portrait d'un franc-tireur.

Je montais la fermeture éclair de mes bottes lorsque Richard Bergeron m'a dit qu'il avait des théories sur tout.

 

Je venais de passer une heure et demie chez lui. L'entrevue s'était déroulée au deuxième étage de son coquet appartement de la rue De La Gauchetière, situé entre le Quartier chinois et l'hôpital Saint-Luc, en plein coeur du centre-ville. M. Bergeron est un urbain pur et dur.

Je partais, donc, après l'avoir confessé sur son enfance, ses convictions, sa rupture brutale avec son ancien employeur et ses adversaires à la mairie de Montréal. Il a allumé une cigarette pendant que je me battais avec mes bottes. C'est là qu'il m'a «avoué» qu'il fumait et qu'il avait une théorie sur tout.

Un fumeur, lui, le coureur de marathon, le mordu de l'environnement qui a bazardé son auto.

«Je fume parce que c'est bon pour ma santé», s'est-il empressé de m'expliquer.

Je vous résume: en fumant, il diminue sa capacité pulmonaire, ce qui l'empêche de courir trop vite et de se blesser comme il l'a fait à l'époque où il avait renoncé à la cigarette.

Tordu, non? lui ai-je dit.

Vous savez, j'ai des théories sur tout.

C'est vrai, sur tout, même sur le 11 septembre 2001. Une théorie du complot. L'écrasement des avions sur le Pentagone et dans un champ en Pennsylvanie «est une farce macabre», a-t-il écrit dans un essai en 2005. Selon lui, cet événement a procuré aux «mafias entourant George Bush un prétexte pour s'emparer une fois pour toutes des réserves pétrolières du golfe Persique».

Aujourd'hui, je ne réécrirais pas la même chose parce que je suis en politique, s'est-il défendu.

Vous y croyez toujours?

Je suis fier en maudit de ce paragraphe-là. J'ai travaillé fort dessus. Je l'ai fait lire à 10 personnes et elles m'ont toutes dit: «Enlève ça!» Même mon éditeur. En tant qu'intello, ma job, c'est de donner un coup de pied dans la termitière. Alors, que j'y croie ou pas, c'est hors d'ordre.

Mais pensez-vous que votre analyse tient toujours la route?

Certainement. En tant que chercheur, c'est une hypothèse valable.

Autre fait surprenant: Richard Bergeron est musulman. Il s'est converti à l'islam au début des années 90 pour épouser la femme de sa vie, Amina.

«J'avais 35 ans et j'ai eu le coup de foudre», a-t-il dit.

Amina est marocaine. Ils ont eu une fille qui est musulmane. «Je me suis converti par respect pour mes beaux-parents, mais je ne pratique pas, a-t-il précisé. Amina non plus.»

Ses belles-soeurs et sa belle-mère vivent au Maroc. Elles portent toutes le voile.

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Richard Bergeron musulman. Surprenant pour un p'tit gars du Lac-Saint-Jean.

Il est né à Alma en 1955. Une famille ordinaire: un père qui travaille dans la construction, une mère au foyer, cinq enfants rapprochés. Cinq gars.

La vie de Richard Bergeron a volé en éclats lorsque sa mère a donné naissance au petit dernier. Un accouchement catastrophe.

«Ma mère est devenue paraplégique, a-t-il dit. Elle a été dans le coma pendant six mois et ça lui a pris dix ans avant de réapprendre à parler.»

Son père était incapable de s'occuper des enfants. Il les a envoyés à l'orphelinat. Les cinq. Richard Bergeron y a passé six ans. Chaque groupe d'âge avait son étage. Le jeune Richard n'a pas grandi avec ses frères.

Lorsque Richard Bergeron a eu 10 ans, son père a ramassé toute la marmaille à l'orphelinat. Cap sur Montréal.

«C'était fou, extravagant, a-t-il raconté. J'ai changé cinq fois d'école et huit fois de logement. Mon père était tout le temps soûl et la police débarquait tous les soirs à cause du bruit.»

Après six mois de vie chaotique, son père a déclaré forfait et ramené ses garçons au Lac-Saint-Jean. L'orphelinat avait fermé ses portes. Richard Bergeron s'est donc retrouvé dans une famille d'accueil. «J'ai été de ferme à ferme. J'avais 11 ans et seuls les fermiers étaient prêts à accueillir des enfants de mon âge.»

Son père est mort à la fin des années 90. Sa mère vit dans une résidence. Richard Bergeron lui rend visite deux fois par mois. Il lui donne à manger. Elle le reconnaît une fois sur deux. Elle a l'âge mental d'un enfant de 3 ans.

«Je m'en suis toujours tiré grâce à mon intelligence, a-t-il dit. À 4 ans, je savais lire. Au secondaire, le séminaire le plus huppé de la région m'a accepté, moi, le pauvre, parce que j'étais brillant.»

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Richard Bergeron a des diplômes longs comme le bras: baccalauréat en architecture, maîtrise en urbanisme, doctorat en aménagement.

Il a aussi des convictions fortes qui frisent l'obsession: il est contre les autos, pour les transports en commun. C'est presque une religion.

«C'est difficile de le faire changer d'idée, explique son ex-patronne, Florence Jonca-Adenot. Il est tenace, une ténacité qui peut tomber dans l'obstination. Par contre, il est d'une probité exemplaire. C'est aussi un visionnaire.»

«C'est un intellectuel, pas un politicien», ajoute de son côté Claude Mainville, cofondateur de Projet Montréal.

Obstination, un mot qui définit bien Richard Bergeron. Il s'est heurté à son ancien employeur, l'Agence métropolitaine de transport (AMT), qui l'a congédié au lendemain de son élection au poste de conseiller municipal en 2005. Il a traîné l'AMT en cour pour congédiement abusif. Il a perdu. Il a interjeté appel. La cause est toujours devant les tribunaux.

Pourtant, la décision de la Commission des relations de travail est limpide: Richard Bergeron ne peut pas être conseiller municipal, chef de Projet Montréal et responsable des analyses stratégiques à l'AMT.

Richard Bergeron et l'AMT divergent d'opinion sur des dossiers majeurs. L'Agence a privilégié les trains de banlieue au détriment des tramways et elle a joué un rôle de conseiller expert auprès du BAPE lors des audiences sur la construction du pont de l'autoroute 25, ce qui lui imposait une stricte neutralité.

Richard Bergeron a tiré à boulets rouges sur le projet de pont et il a critiqué les choix de son employeur sur les trains de banlieue.

De plus, il s'est engagé, comme tous les employés de l'AMT, à respecter un code d'éthique qui l'oblige à afficher une «neutralité politique».

En 2005, après son élection, l'AMT lui a demandé de choisir: un congé sans solde de quatre ans ou la démission. Richard Bergeron a refusé en bloc, affirmant qu'il était capable de porter plusieurs chapeaux.

Mais la Commission des relations de travail en a décidé autrement: «Les fonctions sont incompatibles du seul fait de l'existence d'un conflit d'intérêts potentiel ou apparent, a-t-elle écrit dans un jugement d'une trentaine de pages. Mais il y a plus. Le plaignant (Bergeron) s'est engagé, lors de la signature de son contrat, à travailler à titre exclusif et à temps plein pour l'AMT. Le plaignant consacre plus de 80 heures par semaine à ses tâches d'élu municipal et de chef de parti.»

Comment Richard Bergeron peut-il faire la morale à Gérald Tremblay en lui reprochant son manque d'éthique, alors qu'il est en conflit d'intérêts jusqu'aux oreilles?

«J'ai été congédié avec des méthodes de voyou, répond-il. Alors je dis à l'AMT: "Allez vous faire foutre!"»

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Richard Bergeron n'a pas toujours fait l'unanimité à l'intérieur de son parti.

Début août, Projet Montréal stagnait dans les sondages, alors que Louise Harel surfait sur une vague de popularité. Guillaume Vaillancourt, un militant de Projet Montréal, a convoqué une réunion. Huit personnes y ont assisté, dont Richard Bergeron. À l'ordre du jour: convaincre le chef de se retirer de la course à la mairie pour laisser le terrain à Louise Harel. Le but: battre Gérald Tremblay.

Richard Bergeron a refusé.

«La réunion a duré deux heures, raconte une des personnes présentes. C'était vraiment pénible. Richard Bergeron nous disait qu'il voulait aller au bout de son trip. Il était détaché. Seul lui comptait.»

«Bergeron n'écoute pas, ajoute-t-il. Il est gentil, sympathique, il blague et il donne des tapes dans le dos. Mais il n'écoute pas, il convainc. Et il n'a pas d'équipe. Projet Montréal, c'est une gang de jeunes, des militants qui se promènent à vélo et croient à la cause. Je ne mettrais pas un budget de 4 milliards entre leurs mains.»

Richard Bergeron et Louise Harel se sont parlé. Richard Bergeron lui a même tendu la main.

«Louise Harel m'a demandé: «Vous pensez que vous avez des chances de gagner?» a raconté Richard Bergeron. Puis, elle a fait un grand geste de la main en me disant: «Vous ne ferez même pas 5%.» Je lui ai rappelé que j'avais récolté 9% des votes en 2005. Elle m'a répondu: «C'est vrai, mais je n'étais pas là.»»

En août, des militants de Projet Montréal éprouvaient de l'amertume devant le refus de Richard Bergeron de s'effacer au profit de Mme Harel. Aujourd'hui, la donne a changé. C'est peut-être au tour de Mme Harel de regretter de ne pas avoir uni ses forces à celles de Richard Bergeron pour battre Gérald Tremblay.