La forte présence de sulfures dans l’eau contaminée représente un danger pour la vie aquatique

L’eau contaminée qui s’écoule du dépotoir illégal de Kanesatake, près d’Oka, dépasse de 144 fois la concentration de sulfures jugée sûre pour la survie des poissons, selon des analyses en laboratoire faites par La Presse.

Les résultats de cette analyse, effectuée par le Bureau Véritas, montrent également une présence de naphtalates et d’autres hydrocarbures aromatiques polycycliques (HAP), des contaminants toxiques d’origine pétrolière, qui s’écoulent du site, mais dans des concentrations qui ne dépassent pas les normes environnementales.

Il en va de même pour certains métaux lourds, comme le nickel, le plomb et le chrome, détectés dans l’eau et les sédiments en aval du site, mais dans des concentrations inférieures aux normes environnementales.

INFOGRAPHIE LA PRESSE

Contaminants dans l’eau du dépotoir de Recyclage G & R

« On voit qu’il y a un impact. Il ne faut pas qu’il y ait de transfert de liquide vers le lac des Deux Montagnes. Il y a un danger sur le plan humain et sur le plan piscicole », affirme Alfred Jaouich, professeur retraité du département de sciences de la Terre et de l’atmosphère de l’UQAM, qui a écrit plusieurs articles scientifiques sur la contamination minière et industrielle.

Les sulfates et les sulfures s’échappent dans des valeurs inacceptables. Il faut qu’ils arrêtent l’écoulement de l’eau, mais s’ils l’arrêtent, ça va augmenter la concentration sur le site, ce qui va se traduire par des émanations dangereuses qui peuvent accentuer des cas d’irritation ou d’allergie. La solution est de décontaminer.

Alfred Jaouich, professeur retraité du département de sciences de la Terre et de l’atmosphère de l’UQAM

« Les sulfures, ce n’est pas bon pour les poissons, ça, c’est sûr », affirme pour sa part Sébastien Sauvé, professeur de chimie environnementale à l’Université de Montréal. Il se dit toutefois rassuré que nos résultats ne montrent « aucun dépassement ahurissant » pour les contaminants d’origine pétrolière et les métaux.

PHOTO MARTIN TREMBLAY, ARCHIVES LA PRESSE

Vue aérienne du dépotoir exploité illégalement par Recyclage G & R

« La forte odeur, c’est quand même un signal qu’il se passe quelque chose, que quelque chose pourrit et se transforme. Sans disculper le site, il n’y a rien qui m’étonne beaucoup dans ces résultats d’analyse. L’eau qui circulait dans le ruisseau, à ce moment-là, n’était pas très contaminée », estime-t-il.

Échantillonnage clandestin

L’échantillonnage a été effectué le 3 mai dernier par Daniel Green, un environnementaliste à la tête de la Société pour vaincre la pollution, qui est titulaire d’une maîtrise en sciences de l’environnement. La Presse, qui a payé les frais de laboratoire, a accompagné M. Green lors de l’opération clandestine, qui a en partie été faite en territoire mohawk. C’est le lendemain de cette prise d’échantillons, le 4 mai, que nous sommes retournés sur place et avons filmé avec un drone une brèche dans le système de retenue des eaux contaminées du dépotoir illégal de Recyclage G & R.

PHOTO OLIVIER JEAN, LA PRESSE

Daniel Green, environnementaliste à la tête de la Société pour vaincre la pollution

Nous avons d’abord pris des échantillons en amont du site, à un endroit situé dans la municipalité d’Oka. À cet endroit, l’eau était claire et sans odeur particulière.

Nous nous sommes ensuite rendus en aval du dépotoir, en territoire mohawk, pour récolter l’eau du même cours d’eau après qu’elle a eu traversé le site contaminé. Nous avons immédiatement noté une très forte odeur d’œufs pourris, signature de la présence de soufre. L’odeur est même devenue incommodante lors de l’opération. L’eau était trouble et mousseuse.

PHOTO OLIVIER JEAN, LA PRESSE

L’échantillonnage a été effectué le 3 mai dernier.

Daniel Green croit que la forte concentration de sulfures est le résultat de la décomposition de gypse, dont les débris sont visibles à l’œil nu sur les amas de déchets empilés sur le site. Le dépassement des normes de sulfures des Critères de qualité d’eau de surface du MELCC constaté par notre analyse est calculé de façon prudente, en fonction d’un pH de l’eau de 6, moins acide que celui qu’a déjà relevé le MELCC sur le site.

« Ça signale qu’il y a assez de contamination pour polluer longtemps. Le site contribue à la détérioration toxicologique du lac des Deux Montagnes », soutient M. Green.

Préservation du poisson

Le gouvernement du Québec avait lui-même fait une campagne d’échantillonnage semblable aux mêmes endroits après un déversement toxique majeur survenu le 1er août 2020. Des dépassements importants des normes environnementales pour la préservation de la vie aquatique avaient alors été notés.

PHOTO MARTIN TREMBLAY, ARCHIVES LA PRESSE

Vue aérienne du dépotoir exploité illégalement par Recyclage G & R.

Le ministère fédéral de l’Environnement, invoquant la Loi sur les pêches, a ensuite ordonné aux propriétaires, les frères Robert et Gary Gabriel, de « ne permettre en aucun temps le rejet de toute substance nocive […] qui nuit ou risque de nuire aux poissons ou à leur habitat ». Le lac des Deux Montagnes, où s’écoule le cours d’eau qui traverse le dépotoir, « est reconnu comme une zone de pêche sportive abritant plusieurs espèces », a souligné la directive d’Environnement Canada adressée aux frères Gabriel, le 18 novembre 2020.

La Loi sur les pêches prévoit des amendes allant jusqu’à 2 millions de dollars et un emprisonnement maximal de trois ans, en cas de récidive, pour des personnes qui contreviennent aux dispositions sur la protection de la vie aquatique.

Plainte criminelle privée

Daniel Green, un militant de longue date qui s’est souvent attaqué à des entreprises polluantes, croit que le fait qu’aucune poursuite n’a à ce jour été intentée contre les frères Gabriel par le gouvernement fédéral en vertu de la Loi sur les pêches ouvre la porte au dépôt d’une poursuite criminelle privée.

Ce type de recours, considéré par les tribunaux comme une « garantie constitutionnelle précieuse contre l’inertie ou la partialité des autorités », permet à n’importe quel citoyen d’intenter un recours criminel en court-circuitant les procureurs du gouvernement. Le procureur général du gouvernement peut toutefois y mettre fin en tout temps.

Les frères Gabriel ont promis plusieurs fois de sécuriser le site, et les rapports montrent qu’ils n’ont rien fait. Le gouvernement n’applique pas sa propre loi et se permet de faire de la politique avec ce dossier, plutôt que du droit environnemental. Ça me dépasse.

Daniel Green, environnementaliste à la tête de la Société pour vaincre la pollution

M. Green ne cache pas qu’il envisage de recueillir ses propres échantillons d’eau pour faire une preuve technique qui permettrait d’intenter une telle poursuite privée contre les propriétaires du site.

L’avocat torontois Mark Mattson, qui a déjà piloté des plaintes criminelles privées en matière environnementale, croit que c’est une avenue possible. « La Loi sur les pêches est la loi canadienne la plus puissante en matière environnementale. Malheureusement, le gouvernement travaille davantage à essayer d’accompagner les contrevenants à s’y conformer qu’à les poursuivre devant les tribunaux. Les poursuites privées sont souvent un dernier recours », constate-t-il.

Des poursuites privées en matière environnementale ont déjà été intentées trois fois avec succès par des groupes environnementaux, contre des dépotoirs de Kingston, de Hamilton et de Moncton.

Fortes inquiétudes signalées lundi

L’impact des déversements toxiques en provenance du dépotoir de Kanesatake fait l’objet de vives inquiétudes à Oka et dans les municipalités voisines. Lundi dernier, une centaine de citoyens ont assisté à une assemblée publique qui s’est déroulée en présence de la députée de Mirabel, Sylvie D’amours (CAQ), du député fédéral, Jean-Denis Garon (Bloc québécois), du maire d’Oka, Pascal Quévillon, et du grand chef de Kanesatake, Victor Bonspille. La plupart des questions posées par les citoyens avaient trait à la qualité de l’eau potable de la région, qui est en grande partie puisée dans le lac des Deux Montagnes ou qui provient de puits de surface.

« Ça montre qu’on a besoin de plus de transparence de la part du gouvernement fédéral dans ce dossier, affirme le député Jean-Denis Garon. Le gouvernement communique peu d’informations, et ce sont les gens qui boivent l’eau du lac et qui ont peur. »

120 jours pour le rapport d’inspection

Le jour où il a été informé par La Presse de l’existence d’une brèche dans le système de retenue des eaux du dépotoir, le gouvernement fédéral a dépêché des agents d’application de la loi sur place, le 8 mai dernier, afin de « vérifier la situation sur le site en relation avec la directive » interdisant tout déversement qui risque de nuire aux poissons. La directrice de l’Accès à l’information d’Environnement Canada a demandé un délai supplémentaire de 120 jours pour traiter notre demande pour obtenir le rapport d’inspection de cette visite, « car l’observation du délai [habituel de 30 jours] entraverait de façon sérieuse le fonctionnement de l’institution », a-t-elle justifié dans une lettre envoyée jeudi.

William Leclerc, La Presse