Les municipalités pourront dorénavant protéger les milieux naturels sur leur territoire sans craindre d’être poursuivies par des promoteurs pour expropriation déguisée. Retour sur un changement législatif qui fait bien des heureux… et des mécontents.

De quel changement parle-t-on au juste ?

L’Assemblée nationale a adopté le 8 décembre le projet de loi 39 qui vient modifier la Loi sur la fiscalité municipale et d’autres dispositions législatives. Le projet prévoit notamment l’ajout de nouvelles dispositions à la Loi sur l’aménagement et l’urbanisme (LAU) concernant les atteintes au droit de propriété.

Voilà qui est vague comme formulation. Surtout pour un enjeu aussi sensible que le droit de propriété…

Le projet de loi 39 prévoit l’ajout d’un article (245) à la LAU qui dit qu’« une atteinte au droit de propriété est réputée justifiée […] lorsqu’elle résulte d’un acte qui respecte l’une ou l’autre des conditions suivantes ». Dans le cas où il est question de protéger des milieux humides et hydriques, un milieu naturel qui a une valeur écologique importante ou pour assurer la santé ou la sécurité des personnes ou la sécurité des biens, les municipalités ne pourront être poursuivies pour expropriation déguisée.

De quel acte parle-t-on ici ?

La Loi sur l’aménagement et l’urbanisme confère déjà plusieurs pouvoirs aux municipalités afin qu’elles se conforment aux orientations gouvernementales en matière d’aménagement du territoire. Dans un contexte où les villes doivent redoubler d’efforts pour protéger leurs milieux naturels, celles-ci ont apporté plusieurs modifications à leurs schémas d’aménagement et leurs règlements de zonage au cours des dernières années. Avec ces nouvelles dispositions, les villes pourront donc protéger certains milieux naturels sans crainte d’être poursuivies par les propriétaires des terrains visés.

Et pourquoi a-t-on apporté ces modifications à la loi ?

C’était une demande répétée du monde municipal, qui fait face à plusieurs poursuites pour expropriation déguisée après des modifications aux règlements de zonage au cours des dernières années. C’est le cas notamment de la Communauté métropolitaine de Montréal (CMM), qui fait face à des poursuites totalisant plus de 700 millions de dollars après avoir adopté deux règlements pour protéger des milieux naturels. Les villes affirment qu’elles doivent respecter les orientations du gouvernement et protéger une plus grande proportion de milieux naturels sur leur territoire. Dans plusieurs causes, les procureurs municipaux ont appelé le gouvernement du Québec en garantie, ce qui signifie que la facture pourrait être assumée par l’État québécois dans l’éventualité où les tribunaux donneraient raison aux promoteurs.

On imagine que le monde municipal a salué la nouvelle…

Marc-André Le Chasseur, avocat en droit municipal, qui représente notamment la CMM, s’est dit « très heureux du résultat pour les municipalités ». Selon lui, ces modifications n’ont rien de révolutionnaire : « Ça remet le compteur où il était avant des jugements récents en faveur des promoteurs. » L’avocat rappelle que plusieurs décisions des tribunaux, dont la Cour suprême du Canada, ont statué au fil des ans que la protection de l’environnement était devenue un enjeu prioritaire et que le droit de propriété n’était pas absolu. « On n’a plus le luxe du temps pour protéger l’environnement, lance l’avocat Jean-François Girard, qui est également biologiste. Les poursuites en expropriation déguisée, c’était devenu une façon de s’enrichir pour les promoteurs », ajoute-t-il.

Qu’en pensent les promoteurs ?

« Il y a beaucoup de déception. Je trouve ça franchement décevant comme façon de faire des politiques publiques aujourd’hui, alors qu’on n’a pas été mis au courant [de cet amendement] », affirme Isabelle Melançon, PDG de l’Institut de développement urbain du Québec (IDU) et ancienne ministre québécoise de l’Environnement.

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La PDG de l’Institut de développement urbain du Québec (IDU) et ancienne ministre québécoise de l’Environnement, Isabelle Melançon

Selon Mme Melançon, cet amendement est arrivé « comme un cheveu sur la soupe » sans donner l’occasion aux acteurs de l’industrie de se faire entendre. « Personne n’est contre la vertu de vouloir protéger des milieux naturels. Cependant, la facture n’a pas à venir uniquement aux propriétaires qui détiennent des terrains, parfois depuis plusieurs années, pour lesquels ils ont payé leurs taxes », mentionne-t-elle. L’IDU dénonce aussi le fait que ces amendements soient « déclaratoires », c’est-à-dire qu’ils s’appliquent aux poursuites qui sont devant les tribunaux.

Ce type de législation est-il unique au Québec ?

Selon Marc-André Le Chasseur, le Greenbelt Act, en Ontario, contient des dispositions similaires, dont l’article 19 prévoyant qu’« aucune mesure prise ou non prise conformément à la présente loi ou à ses règlements d’application ne constitue une expropriation ».

Est-ce que ça sera contesté au Québec ?

« Je m’attends à ça, on va contester la constitutionnalité de la loi. Mais c’est totalement voué à l’échec », estime Marc-André Le Chasseur. Selon Isabelle Melançon, des avocats se préparent en effet pour aller contester ces changements législatifs devant les tribunaux. Sur le réseau LinkedIn, l’avocat Sylvain Bélair, spécialisé dans les dossiers d’expropriation, n’a d’ailleurs pas mâché ses mots à ce sujet. « Le vocabulaire juridique me manque pour qualifier le projet de loi 39 adopté à la va-vite ce matin par l’Assemblée nationale. Je vais donc m’inspirer de publicités récentes. ODIEUX : Adjectif. Qui excite le dégoût, l’indignation. Synonyme : ignoble, exécrable. C’est odieux d’adopter une loi de façon aussi hypocrite, c’est odieux de spolier aussi impunément le droit de propriété privé. Sur ce, je ne vous souhaite pas de passer de belles Fêtes. On se verra à la Cour en 2024 », a-t-il écrit vendredi dernier.