La Cour fédérale annule une décision du ministre canadien de l’Environnement et invite Steven Guilbeault à refaire ses devoirs s’il veut refuser de verser une indemnité à un promoteur visé par un décret d’urgence destiné à protéger une espèce menacée.

Ce qu’il faut savoir

Le gouvernement fédéral a adopté un décret d’urgence en 2016 afin de protéger les habitats de la rainette faux-grillon, une espèce en péril menacée par des projets de lotissement à La Prairie.

Le promoteur Groupe Maison Candiac (GMC) a contesté sans succès la validité du décret devant les tribunaux.

Dans une décision récente, la Cour fédérale a cependant donné raison à GMC, qui s’est vu refuser une indemnité par le ministre fédéral de l’Environnement et du Changement climatique, Steven Guilbeault. Celui-ci doit revoir sa décision, qui manquait de rigueur, a tranché le tribunal.

Dans un jugement rendu le 19 décembre dernier, le juge Guy Régimbald, de la Cour fédérale, a annulé une décision du ministre, qui a refusé de verser une indemnité au Groupe Maison Candiac (GMC).

L’entreprise appartenant à l’homme d’affaires Maryo Lamothe réclame 20 millions de dollars à Ottawa en guise de compensation à la suite de l’adoption en 2016 du décret d’urgence visant à protéger la rainette faux-grillon à La Prairie. La décision avait mis fin à une partie des travaux du promoteur dans le cadre du projet de lotissement résidentiel « Vallée de Provence ».

La Loi sur les espèces en péril prévoit que le ministre de l’Environnement peut verser « une indemnité juste et raisonnable pour les pertes subies en raison des conséquences extraordinaires » de la mise en œuvre d’un décret d’urgence.

Or, Steven Guilbeault a rejeté la demande d’indemnisation de GMC en mars 2022, concluant que les pertes de l’entreprise n’ont pas été subies en raison des « conséquences extraordinaires » de l’adoption du décret en 2016 et qu’il refusait donc de verser une indemnité dans ces circonstances.

Groupe Maison Candiac a contesté cette conclusion, alléguant que la décision du ministre était « déraisonnable » et qu’elle ne respectait « ni la lettre ni l’esprit » de la Loi sur les espèces en péril.

Dans son jugement de 99 pages, le juge Régimbald conclut que le ministre n’a pas suffisamment justifié sa décision et semble ne pas avoir tenu compte des arguments du promoteur. GMC plaidait notamment qu’une réponse tenant sur trois pages et demie n’était pas suffisante, « proportionnellement à la conséquence qu’elle encourt, soit une perte de plus de 20 millions de dollars ».

Selon le juge Régimbald, « chacune des demandes doit être analysée selon les faits en l’espèce ». « La détermination à savoir si une perte est “subie en raison d’une conséquence extraordinaire” dépend du contexte. Par exemple, un agriculteur qui ne peut exploiter un million de pieds carrés de sa ferme de 500 acres pour une période de deux mois en raison de la période de reproduction d’une espèce ne subit peut-être pas une perte importante en raison d’une “conséquence extraordinaire”. Par contre, le voisin de cet agriculteur, qui perd aussi un million de pieds carrés de sa ferme pour la même période, mais dont la ferme n’est que de 100 acres, peut subir un préjudice important, qui pourrait le mener à la faillite. Dans ce cas, voilà un exemple comparatif où le facteur de “la proportion du terrain […] affectée” prévu à la Politique d’indemnisation a un impact potentiellement prépondérant », précise-t-il.

« Il est important de comprendre que cette indemnité ne doit pas nécessairement couvrir la perte en entier. La pondération du ministre doit permettre un partage des coûts qui reflète aussi les objets de la Loi. En somme, une interprétation flexible du terme “conséquence extraordinaire”, au cas par cas et selon le contexte, ne veut pas dire que l’indemnité “juste et raisonnable”, elle, sera élevée », indique le magistrat.

Il ajoute que le ministre pouvait conclure que le promoteur n’avait droit à aucune indemnité, mais que la décision doit être suffisamment justifiée pour en comprendre le raisonnement.

La capacité à appliquer la loi « menacée »

Environnement Canada a 30 jours pour porter la décision en appel. Le cabinet du ministre Guilbeault n’a pas répondu aux questions de La Presse à ce sujet.

« Ma cliente se trouve dans la même situation qu’une entreprise qui a perdu une partie de son inventaire à la suite d’un sinistre. Le fait qu’elle ait pu vendre une autre partie de son inventaire par le passé, ou le fait qu’une partie de son inventaire soit toujours intact ne devrait pas être des facteurs militants à l’encontre du versement d’une indemnité », plaide Alain Chevrier, avocat de GMC, dans une réponse écrite transmise à La Presse.

Alain Branchaud, directeur général de la Société pour la nature et les parcs au Québec, rappelle que son organisation « avait déjà levé un drapeau rouge sur le risque associé à l’absence de réglementation sur l’indemnisation dès la consultation sur le décret d’urgence à l’hiver 2016 ».

« Après plusieurs autres jugements de la Cour fédérale portant ce même message et un rapport très critique du commissaire à l’environnement publié en 2023, Environnement Canada ne réussit toujours pas à mettre en place les règlements et les politiques d’encadrement du pouvoir discrétionnaire de la Loi sur les espèces en péril. Résultat, ces zones grises menacent maintenant sa capacité à appliquer la loi et à protéger les habitats des espèces menacées », souligne-t-il.

En savoir plus
  • 122
    L’adoption du décret d’urgence en 2016 a empêché la construction de 122 maisons, a plaidé Groupe Maison Candiac, qui réclame un peu plus de 20 millions de dollars au gouvernement fédéral.
    Source : décision de la Cour supérieure
    3 cm
    La rainette faux-grillon est un amphibien mesurant moins de 3 cm qui se reproduit essentiellement dans des milieux temporaires au printemps. Elle a le statut d’espèce menacée au Québec et au Canada, et sa survie est de plus en plus improbable.
    SourceS : Environnement Canada et ministère de l’Environnement du Québec