« Je vous demande d’intervenir avant qu’il y ait un accident. » « Ce n’est qu’une question de temps. » « Je vous réécris, encore. » Depuis trois ans, des résidants du quartier ont maintes fois tiré la sonnette d’alarme quant à la dangerosité de la rue Bélair. Pourtant, le 22 juin dernier, Dilan Kaya, 22 ans, y a été happée mortellement par le conducteur d’un camion lourd. Inconsolable depuis, son père veille nuit et jour à sa mémoire, là même où Dilan a perdu la vie.

« Elle s’est éteinte. Et avec elle, une partie de moi », souffle Cuma Kaya, le père de la victime. « Je suis ici depuis 22 jours », dit-il, en pointant du doigt le mémorial improvisé pour sa fille. L’homme endeuillé compte se rendre à l’angle de la 22Avenue et de la rue Bélair tant et aussi longtemps que ses interrogations demeureront sans réponse.

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Dilan Kaya, 22 ans, a été happée par le conducteur d’un camion lourd alors qu’elle traversait la 22Avenue, à l’angle de la rue Bélair.

M. Kaya ne s’explique pas comment sa fille a pu être fauchée de la sorte. Elle empruntait un passage piéton – qui oblige les automobilistes à s’immobiliser. Pourtant, aucune accusation n’a pour l’heure été portée contre l’homme de 54 ans qui se trouvait au volant du camion impliqué, déplore-t-il.

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Sofiane Mezghiche a discuté à de nombreuses reprises avec M. Kaya au fil des dernières semaines. « Il est là jour et nuit », explique celui qui demeure dans l’immeuble d’habitation situé en face de là où est survenu l’accident. « Le papa, il n’arrive pas à faire son deuil », s’attriste M. Mezghiche, qui déplore surtout la mort de Dilan, une jeune étudiante, qui aurait selon lui pu être évitée.

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Sofiane Mezghiche

« Je prévoyais que ça allait arriver », dit-il. Il a constaté le danger que posait l’intersection il y a des mois. Lui-même a failli être percuté : « On a peur », confie M. Mezghiche.

Un accident prévisible

Dès 2020, des résidants du quartier ont soulevé des inquiétudes au sujet de la dangerosité de la rue Bélair. « Tous les jours sans exception, j’ai peur pour ma sécurité et celle de mes enfants », a écrit Maxime Thibault dans un courriel au conseiller d’arrondissement Sylvain Ouellet daté du 10 novembre 2020.

Sa fille de 4 ans fréquente la garderie éducative Bélair, située à l’angle de la 22Avenue, là même où Dilan Kaya a été fauchée.

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La garderie éducative Bélair. En arrière-plan, à droite, on aperçoit le mémorial improvisé pour Dilan Kaya.

« La rue Bélair sert de chemin alternatif pour contourner les travaux [du SRB Pie-IX] », écrit M. Thibault dans ce courriel où il fait également état d’une circulation « dense » et « à haute vitesse ».

Il estime que la largeur de la rue incite les conducteurs à prendre des risques, rendant la circulation « chaotique ». De plus, seuls trois panneaux d’arrêt obligatoire permanents ponctuent cette rue faisant un kilomètre de long qui relie les boulevards Pie-IX, à l’est, et Saint-Michel, à l’ouest.

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Bon nombre d’automobilistes empruntent la rue Bélair pour contourner les travaux en lien avec le SRB Pie-IX.

Quelques mois plus tard, en mars 2021, M. Thibault revient à la charge. « Les automobilistes cherchent des raccourcis en passant par la rue Bélair à toute vitesse. » Qui plus est, la présence d’une école primaire et de garderies à proximité accentue selon M. Thibault le danger que pose l’artère.

En juin 2021, à la suite de nouveaux travaux, cette fois dans la rue Bélanger, au sud : « Les klaxons, freinages d’urgence avec crissement de pneus, accélérations brusques par frustration et zigzags pour dépasser à toute vitesse sont innombrables. »

Plus récemment, en mars dernier : « Il me semble incompréhensible que la stratégie de l’arrondissement soit toujours de s’en remettre à des projets plus ou moins définis, toujours “à venir” dans “quelques années”. »

M. Thibault vilipende alors la « pensée magique qu’un accident n’arrivera pas entre-temps ». Un peu plus de trois mois plus tard, Dilan Kaya perdait la vie.

Des études de circulation

Le conseiller d’arrondissement Sylvain Ouellet s’est dit « catastrophé » quand il a appris la mort d’une piétonne dans son district de François-Perrault, d’autant qu’un vaste chantier pour l’apaisement de la circulation était prévu à l’automne.

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Dès 2020, des résidants du quartier ont soulevé des inquiétudes au sujet de la dangerosité de la rue Bélair.

Des études de circulation avaient été menées en 2022 pour évaluer la pertinence d’ajouter des panneaux d’arrêt obligatoire dans la rue Bélair, à l’angle de la 12e et de la 18Avenue, apprend-on dans un courriel envoyé par M. Ouellet à M. Thibault. La firme embauchée à l’externe avait toutefois jugé qu’une telle mesure n’était pas nécessaire, explique le conseiller, membre de Projet Montréal. Or, M. Ouellet est d’avis que le Tome V – Signalisation routière, qui présente l’ensemble des normes du ministère des Transports et de la Mobilité durable, n’est peut-être pas adapté aux quartiers denses de Montréal.

On ne se bat pas contre les ingénieurs en tant que tel. Mais peut-être un peu contre le Tome V.

Sylvain Ouellet, conseiller d’arrondissement du district François-Perrault

Depuis la mort de Dilan Kaya, des mesures d’apaisement de la circulation ont été mises en place rue Bélair, et le Service de police de la Ville de Montréal a remis plus d’une centaine de constats d’infraction à des conducteurs de camion, a fait savoir le commandant Claude Lizotte, du poste de quartier 30, dans Saint-Michel. De plus, le chantier du SRB Pie-IX doit prendre fin à l’automne 2023.

Mais pour Cuma Kaya, rien de tout cela ne lui ramènera sa fille, articule-t-il. Le père éploré veille au grain depuis 22 jours, mais il se dit prêt à le faire encore 22 ans. Quand on lui demande ce qu’il souhaite, c’est le turc, sa langue maternelle, qui revient au galop : Hak hukuk adelet, répond-il. Justice et équité.