Un couple de personnes handicapées victime d’exploitation financière, psychologique et sexuelle obtient gain de cause devant le Tribunal des droits de la personne

Victimes d’un couple qui les a exploitées financièrement et psychologiquement pendant quatre ans et sexuellement pendant cinq mois, deux personnes ayant une déficience intellectuelle viennent d’obtenir un jugement qui leur est favorable du Tribunal des droits de la personne. Ils obtiennent, à deux, 87 000 $.

« Il s’agit d’un cas patent d’exploitation de personnes handicapées », note la juge Sophie Lapierre dans sa décision.

Même si les sommes obtenues « peuvent paraître peu élevées, c’est une grande victoire », estime MLiz Lacharpagne, qui a défendu le couple de personnes handicapées.

À lui seul, le montant de 30 000 $ en dommages moraux pour la victime inclus au jugement (pour la vingtaine d’agressions sexuelles subies) est « l’un des plus élevés obtenu par le Tribunal des droits de la personne », qui est un tribunal administratif, et non pas civil ou criminel.

Par ailleurs, « c’est la première fois que le Tribunal des droits de la personne reconnaît que des agressions sexuelles constituent de l’exploitation » au sens de la Charte des droits de la personne, ajoute Me Lacharpagne.

Les faits se sont passés dans un petit village, près de Percé.

Roger Vibert et Marie-Josée Comeau ont rencontré M. D. et Mme A. en 2010. Peu de temps après leur rencontre, les deux couples passent presque tout leur temps ensemble, peut-on lire dans le jugement.

Mme A., qui a 25 ans à l’époque, souffre d’un trouble sévère du langage et de la communication. Son conjoint, lui, est atteint de déficience intellectuelle légère. Ils ont besoin d’aide pour leurs tâches quotidiennes et la gestion de leurs finances.

Une éducatrice sonne l’alarme

Une éducatrice spécialisée d’un organisme voué à l’intégration sociale des personnes handicapées sera la première à sonner l’alarme. Elle remarque que Mme A. « n’a souvent pas d’argent sur elle, même pas un dollar », qu’elle apporte « peu de nourriture pour dîner, parfois rien » et que son réfrigérateur est vide.

Elle note aussi que son conjoint est maigre et qu’il porte des vêtements beaucoup trop petits pour lui, donnés par M. Vibert. « Il fume des mégots de cigarettes trouvés par terre […]. »

L’intervenante alerte le CLSC, qui constate aussi l’indigence dans laquelle vit le couple.

« Dès qu’il est question de ses finances ou de son budget, Mme A. est sur la défensive, craintive et fermée. »

Conscient de ses limites, le couple de personnes handicapées avait confié la gestion de ses finances à ceux qu’il estimait être des amis.

Mme Comeau avait ainsi en main les cartes bancaires de ses victimes, leurs codes d’accès, tandis que M. Vibert avait la clé de leur boîte postale. Ne recevant pas leur courrier, les victimes ignoraient donc que leurs factures n’étaient pas payées.

En acceptant finalement d’examiner son relevé bancaire avec l’intervenante du CLSC, Mme A. constate que des dépenses ne sont pas les siennes.

« Il est terrorisé »

L’intervenante du CLSC contacte Mme Comeau pour qu’elle rende la carte bancaire. Mme Comeau répond que, si elle doit le faire, « elle ne lui parlera plus et ne s’occupera plus d’elle ».

En mars 2015, le CLSC intervient aussi auprès de M. D. « Il a peur, il parle peu » et « quelque temps après, il s’enfuit de chez Mme Comeau et M. Vibert et se réfugie au CLSC. […] Il est terrorisé. »

Un jour, alors que Mme Comeau est au travail, M. Vibert demande à Mme A. de venir faire du ménage, comme cela arrivait régulièrement, sans rémunération, s’entend. « C’est à cette occasion que M. Vibert agresse sexuellement Mme A. pour la première fois. Mme A. refuse de faire ce que M. Vibert lui demande, mais elle finit par céder sous la menace qu’elle sera privée de souper. »

Une vingtaine d’agressions surviendront pendant cinq mois, allant d’attouchements jusqu’à la pénétration complète.

Mme A. proteste, mais elle finit par s’exécuter ou le laisser faire chaque fois. M. Vibert la menace de dénoncer le tout à M. D., l’abreuve d’insultes et fait planer des mesures de représailles lorsqu’elle proteste. Il la récompense avec des cappuccinos, de la crème molle ou un peu d’argent quand elle est “fine”.

La juge Sophie Lapierre, dans sa décision

La plainte déposée à la police en 2015 restera sans suite. C’est finalement une plainte déposée à la Commission des droits de la personne la même année qui relancera le dossier.

La juge Sophie Lapierre est formelle.

« En prenant complètement et exclusivement en charge la gestion de l’argent de Mme A. et M. D., en payant leurs comptes, en leur remettant un montant ridicule d’argent de poche par semaine, en effectuant l’épicerie, le tri des denrées pour ne leur laisser que le minimum […], Mme Comeau et M. Vibert se sont placés en position de force par rapport à Mme A. et M. D., deux personnes handicapées, vulnérables et sans défense.

« L’une n’a rien à manger alors qu’elle travaille à temps plein, l’autre présente une hygiène négligée et fume des mégots trouvés par terre. Ils sont sans défense. […] Cet enfermement dans cette relation toxique les atteint dans leur dignité, les prive du respect de leur qualité intrinsèque d’être humain. »

La juge précise que la preuve ne permet pas de conclure que Mme Comeau savait ou participait aux sévices sexuels commis par M. Vibert. Ainsi, pour cet aspect des choses, « seul M. Vibert doit en être tenu responsable ».

Il aura fallu six ans, une première plainte à la police et une plainte à la Commission des droits de la personne pour que cette saga judiciaire aboutisse.

Un premier jugement avait bien été rendu en 2019, mais il a été annulé. Les défendeurs ne s’étaient pas présentés en cour, expliquant ensuite qu’ils avaient été mal informés et qu’ils pensaient que les avocats de l’aide juridique allaient s’occuper de tout.

Interrogé au sujet des faibles montants par rapport aux faits reprochés, MDominique Goubau, professeur de droit à l’Université Laval, relève que les juges ont tendance « à être conservateurs et frileux quand vient le temps d’établir le montant des dommages moraux ».

Il est plus facile d’établir un montant pour quelqu’un qui a perdu injustement un emploi, par exemple, fait observer MGoubau. Mais pour ce qui est d’une agression sexuelle, le montant à associer aux dommages moraux est plus difficile à établir, plus subjectif, « mais la tendance est tout de même à la hausse ».

Pour ce qui est des dommages punitifs, MGoubau rappelle qu’ils sont, eux, liés à la capacité de payer des défendeurs.