« Inconduite flagrante », « partialité évidente », « conduite répréhensible ». C’est par ces termes particulièrement durs qu’un juge de la Cour supérieure étrille un procureur du Directeur des poursuites criminelles et pénales (DPCP) qui a commis un abus de procédure en nuisant à un père de famille en quête de justice pour sa fille.

« On se bat contre des Goliaths. C’est indécent, une justice comme ça », s’emporte Michel Gauvin au bout du fil. Depuis des années, le sexagénaire de la région de Montréal se bat corps et âme pour obtenir justice pour sa fille Caroline Gauvin, gravement blessée dans un accident d’auto impliquant des tracteurs de déneigement en 2013. Sa fille – une miraculée – a été victime d’une enquête policière bâclée à ses yeux, ayant même été accusée au criminel, puis acquittée.

« Elle n’avait pas de chances de survie. On disait qu’elle ne marcherait jamais, mais elle a réussi à marcher », confie-t-il.

Quand le DPCP a refusé de porter des accusations en 2018 à l’endroit des deux conducteurs de déneigeuse et des cinq policiers qui sont intervenus sur les lieux, Michel Gauvin a décidé de déposer une « plainte privée » à leur encontre. Un processus fastidieux qui aboutit très rarement à des accusations criminelles.

Une petite victoire éphémère

Le juge Pierre Bélisle, de la Cour du Québec, a néanmoins donné en partie raison à Michel Gauvin en autorisant en juin 2019 des accusations de tentative d’entrave à la justice contre Robert Trudeau et Robert Boudreau, les deux chauffeurs de déneigeuse. Le juge soutient que ceux-ci ont « menti effrontément de A à Z » pendant la préenquête de plusieurs jours.

Coup de théâtre cinq mois plus tard. MClaude Girard, le procureur du DPCP mandaté pour la préenquête devant le juge Bélisle, dépose un arrêt du processus judiciaire pour « insuffisance de preuve », mettant fin aux accusations criminelles. Selon MGirard, Michel Gauvin « voulait ni plus ni moins se servir du mécanisme de plainte privée afin de servir les fins de son importante poursuite civile ».

Or, cette décision du DPCP n’était rien de moins qu’un « abus de procédure », a déterminé le juge Daniel Royer, de la Cour supérieure du Québec, le 15 mars dernier. Il a ainsi cassé l’arrêt du processus judiciaire dans les dossiers d’entrave à la justice et ordonné la poursuite des accusations criminelles.

Il s’agit d’un « cas des plus manifestes de conduite répréhensible, ce qui est extrêmement rare », conclut-il dans ce jugement très dur à l’égard du DPCP et de MClaude Girard, procureur en chef adjoint aux crimes économiques.

Ce procureur expérimenté avait un « parti pris » pour les défendeurs dans la plainte privée, selon le juge. Il a ainsi « outrepassé répétitivement et systématiquement la nature et la portée de son rôle à la préenquête, témoignant d’une inconduite flagrante discréditant le régime de plaintes privées », renchérit le juge.

Essentiellement, le procureur du DPCP s’est évertué à attaquer la crédibilité des témoins clés de Michel Gauvin pendant de « longs » contre-interrogatoires, alors qu’il se livrait à des contre-interrogatoires « complaisants » à l’égard des policiers et conducteurs de déneigeuse. De sorte que le procureur de la Couronne agissait comme un avocat de la défense représentant les policiers et les conducteurs de déneigeuse, estime le juge Royer.

Un « préjugé favorable »

De plus, MGirard s’est placé dans une « situation impossible de conflit d’intérêts » en prenant en charge les accusations pour lesquelles il avait « discrédité » ses propres témoins, conclut le juge. Par écrit, le procureur confirme d’ailleurs avoir un « préjugé favorable » aux conducteurs de tracteur et « défavorable » à l’endroit de la fille de Michel Gauvin. Le fait d’avoir insisté pour que celle-ci témoigne était d’ailleurs « inapproprié » de la part du procureur, selon le juge.

Le juge Royer remet d’ailleurs en question la crédibilité de MClaude Girard. Deux avocats, ainsi que le journaliste judiciaire Claude Poirier, ont déclaré sous serment avoir vu le procureur du DPCP en train de discuter avec les avocats des policiers et des conducteurs en janvier 2019 à la cafétéria du palais de justice de Longueuil.

Un avocat affirme avoir entendu MGirard rassurer les autres avocats impliqués en « leur disant qu’il s’occupait de la préenquête et de ne pas s’en inquiéter », relève le juge. Le magistrat retient d’ailleurs comme véridique la version « incontestée » de Claude Poirier.

Après avoir déclaré solennellement ne pas avoir été présent au palais de justice ce jour-là, MGirard a témoigné ne plus en être sûr. « C’est faire peu de cas du serment », soutient le juge, qui se dit « songeur » devant l’insistance du procureur à ne pas « vouloir être sur les lieux ».

« De plus, la façon de témoigner de [MGirard] n’était pas de nature à rehausser sa crédibilité. Le Tribunal en conclut que la preuve non corroborée apportée par [MGirard] dans son affidavit et dans son témoignage n’a pas la fiabilité suffisante pour être retenue », tranche le juge Royer.

Malgré sa victoire, Michel Gauvin ne mâche pas ses mots contre le DPCP et le système judiciaire. « En partant, les dés étaient pipés ! Imaginez la confiance qu’on a dans le système de justice ! », déplore-t-il. Cette bataille judiciaire lui a d’ailleurs coûté une fortune. Et les procédures civiles sont loin d’être terminées, alors qu’il réclame 3,5 millions contre les intervenants impliqués dans l’accident.

Son avocate, MAlexandra Longueville, estime que ce jugement devrait inciter le DPCP à réviser ses règles en matière de plaintes privées. Pour que le processus soit « plus équitable », il serait nécessaire qu’un autre procureur prenne en charge le dossier si les accusations sont retenues.

« À la lumière d’une analyse préliminaire du jugement rendu, celui-ci soulève des questions suffisamment importantes concernant les responsabilités du DPCP et de ses procureurs au sein du système de justice criminelle pour qu’il envisage sérieusement contester la décision à la Cour d’appel du Québec. En conséquence, nous ne pouvons commenter davantage pour le moment », a réagi Me Audrey Roy-Cloutier, porte-parole du DPCP.