La personne jugée lors du mystérieux procès secret dont l’existence a été dévoilée l’an dernier brise le silence. Elle affirme que les autorités fédérales ont « détruit irrémédiablement sa vie », lui ont fait perdre des millions de dollars et ont mis à risque « tous les indicateurs de police au pays ». Tout ça pour sauver la face au terme d’une enquête policière d’envergure qui s’en allait vers un cul-de-sac, dit-elle.

« La conduite dont les défendeurs sont responsables pourrait difficilement être plus répréhensible », affirment les avocats de l’individu, qui est simplement identifié sous le nom de « Personne désignée », ou « PD », dans une nouvelle poursuite déposée à la Cour supérieure du Québec.

« Il s’agit d’un cas unique en droit canadien, qui va bien au-delà de la situation propre à PD », ajoute la requête, dont La Presse a obtenu copie.

La poursuite vise trois policiers (leurs noms sont caviardés dans la requête), ainsi que le Procureur général du Canada, à titre de responsable de la conduite de la Gendarmerie royale du Canada (GRC) et du Service des poursuites pénales du Canada (SPPC). PD leur réclame pas moins de 5,7 millions de dollars en dommages.

« Ces faits et gestes sont hautement préjudiciables pour l’ensemble du système de justice canadien et doivent être dénoncés et dissuadés par cette honorable Cour », poursuit le document.

Premier signe de vie publique

C’est la première fois que la personne jugée lors du procès secret donne publiquement signe de vie. En mars 2022, La Presse révélait que la Cour d’appel avait annulé la condamnation d’une personne qui avait subi un « procès secret » tenu « dans un huis clos complet et total ».

Le dossier n’aurait pas été inscrit sur le registre des dossiers traités par la cour, les témoins auraient été interrogés à l’extérieur de la cour, puis la transcription de leurs propos aurait été présentée au juge « dans le cadre d’une audience secrète ». La Cour d’appel avait décrié une façon de faire « contraire aux principes fondamentaux » de la justice et « incompatible avec les valeurs d’une démocratie libérale ». L’affaire avait choqué la classe politique et le monde judiciaire.

L’accusé était un informateur de police qui avait été accusé d’un crime qu’il avait lui-même dévoilé aux enquêteurs.

La Presse a déjà révélé que l’enquête a été menée par la GRC et que les procureurs qui ont piloté la poursuite appartiennent au SPPC, la Couronne fédérale. Des documents obtenus en vertu de la Loi sur l’accès à l’information démontrent d’ailleurs que le ministre de la Justice du Canada de l’époque, David Lametti, a été en contact étroit avec la patronne des procureurs de la Couronne fédérale à ce sujet.

Officiellement, tout le secret entourant ce procès visait à protéger l’identité de l’informateur de police, qui risquait sa vie s’il était exposé lors d’un procès public.

Dans les faits, selon PD, les trois policiers affectés à son dossier se souciaient bien peu de sa sécurité. Pourquoi alors organiser un procès aussi hors norme ?

Le risque d’un échec

PD raconte avoir été recrutée car elle était « liée » à un individu qui était un « sujet d’intérêt » pour la police. Elle s’est laissé convaincre de devenir indicateur : le corps policier l’a enregistrée officiellement dans ses registres, lui a attribué un numéro de code, a organisé des rencontres clandestines avec elle et l’a payée pour ses informations.

PD affirme que les policiers lui ont promis de garder son rôle secret.

En échange, elle devait renoncer à son droit au silence et leur dire tout ce qu’elle avait déjà fait, même « les choses pas correctes ». Rien ne serait retenu contre elle, car de toute façon, ses affaires n’étaient pas d’intérêt pour les enquêteurs, a-t-elle compris.

Au fil des rencontres, elle leur révèle sa participation dans une affaire illégale, le « dossier X ». Il s’agit « d’actes criminels qui n’étaient absolument pas sur le radar des enquêteurs », selon la requête de PD. Au départ, les policiers ne s’y intéressent pas du tout. Ils ont de plus gros poissons à pourchasser.

Grâce aux informations fournies par leur nouvelle source, les policiers auraient mené « de longues et coûteuses enquêtes » sur plusieurs personnes d’intérêt, affirme la poursuite. Ils auraient d’ailleurs effectué certaines démarches qui risquaient de compromettre leur indicateur et de dévoiler son identité aux bandits, toujours selon la requête. Mais ils avaient du mal à obtenir le dépôt d’accusations. Ils risquaient « un échec », une fin de parcours « sans aucune accusation ».

Un choix impossible

Ils auraient alors fait « volte-face » et résilié l’entente de collaboration avec PD, pour la forcer à un choix « ubuesque », affirme la poursuite : soit elle dévoilait son identité au grand jour et acceptait de témoigner publiquement pour faire condamner les cibles des policiers, soit elle demeurait anonyme et acceptait d’être elle-même accusée pour sa participation au « dossier X », un crime qu’elle avait elle-même dévoilé à la police.

Selon la poursuite, après avoir décidé que l’entente avec PD serait résiliée, des policiers ont tenu une dernière réunion de plus de deux heures avec elle afin de lui demander de nouveaux détails sur sa participation au « dossier X ».

« Ce n’est qu’après avoir recueilli l’admission complète de PD […] que les policiers l’avisent enfin de leur décision déjà prise préalablement, à savoir que la relation d’indicateur de police est résiliée », affirme la requête.

« Le service de police a fait volte-face, après des mois d’inaction, précisément pour forcer PD à témoigner, évitant ainsi un scénario où aucune personne n’est accusée au terme de longues et coûteuses enquêtes », explique la poursuite.

« Le service a commencé à former la stratégie afin d’éviter un scénario qu’il jugeait défavorable, soit celui sans aucune accusation », affirment les avocats de la demanderesse. En plaçant PD devant un choix impossible, il s’assurait d’avoir « au minimum une » personne accusée, soit son ancienne source qu’il avait pourtant promis de protéger.

« Le service de police impose un choix impossible à PD : se faire accuser ou renoncer au privilège d’informateur de police et, ainsi, être identifiée », affirme la poursuite.

« Par son chantage, le service de police s’écarte nettement de la norme de comportement exigeante à laquelle est assujetti l’État dans de telles circonstances sensibles, préférant une approche quasi extorsionnaire », écrivent les avocats de la demanderesse.

Des pertes pécuniaires de 3,5 millions de dollars

Craignant pour sa vie, PD a refusé de témoigner contre quiconque. Elle a donc été arrêtée, accusée en lien avec le « dossier X » et condamnée en première instance. La Cour d’appel a finalement annulé la condamnation et ordonné l’arrêt du processus judiciaire, mais seulement au terme de « longues épreuves judiciaires » qui ont coûté 250 000 $ en frais d’avocats à PD.

PD, qui avait visiblement accès à des sources de revenus considérables, affirme que les policiers ont fait plusieurs gestes qui lui ont causé des « pertes pécuniaires » de 3,5 millions de dollars à cette époque (la nature des gestes est caviardée dans la requête pour préserver l’identité de la demanderesse).

« Par sa démarche d’enquête et sa résiliation unilatérale de la relation d’indicateur de police, le service de police a eu une conduite exceptionnellement répréhensible et abusive », avance la poursuite.

Le service de police et ses policiers ont, au mieux, grossièrement profité de leur cocontractante, et, au pire, froidement et de manière calculée piégé celle-ci, détruisant irrémédiablement sa vie.

Extrait de la poursuite

« La conduite reprochée est préjudiciable à l’égard de tous les indicateurs de police, tant passés, actuels que futurs. Tous deviennent à risque d’un scénario similaire », poursuivent les avocats, selon qui la Couronne fédérale et les policiers « minent la confiance vis-à-vis le système judiciaire » et « font lamentablement régresser l’efficacité de leur mission d’enrayer le crime ».

« Ce dossier est unique et sans précédent », insistent-ils.

« Respectueusement, il doit en demeurer ainsi. »

Un juge et des avocats qui ne se cachent pas

Alors que les autorités justifiaient la tenue d’un procès secret par le souci de protéger l’identité de l’indicateur de police, la nouvelle poursuite déposée par PD pour obtenir un dédommagement financier démontre qu’il est possible de protéger l’identité d’un demandeur sans avoir recours à des mesures qui nient le caractère public de la justice. L’identité de PD et tous les détails qui permettraient de l’identifier sont caviardés dans les nouvelles procédures. Mais la requête est entendue à visage découvert par un juge qui ne camoufle pas son identité : il s’agit de l’honorable Lukasz Granosik, de la Cour supérieure du Québec. La poursuite a été rédigée par MSebastian L. Pyzik et MCharbel G. Abi-Saad, deux avocats du cabinet Woods, l’une des plus importantes boutiques de litige au Canada. Le dossier est inscrit en bonne et due forme au palais de justice de Montréal et cette fois, les organismes de contrôle comme le Barreau et le Conseil de la magistrature peuvent exercer leur fonction de surveillance. Lors du procès criminel secret imposé à PD, les noms des avocats et des juges ont été cachés, tout comme le palais de justice et le numéro du dossier. Le cabinet Woods a d’ailleurs tenu à préciser qu’il n’a pas été impliqué dans le procès criminel et qu’il n’a jamais représenté « Personne désignée » avant le dépôt de la poursuite en dommages de 5,7 millions.

L’histoire jusqu’ici

25 mars 2022
La Presse rapporte que la Cour d’appel a annulé la condamnation d’un informateur de police jugé lors d’un procès secret pour un crime inconnu.

30 mars 2022
Le ministre québécois de la Justice, Simon Jolin-Barrette, annonce avoir parlé avec les juges en chef pour qu’une telle affaire ne se reproduise plus au Québec. Il mandate les avocats du gouvernement pour entamer des procédures afin de lever le voile sur certains détails.

31 mars 2022
L’ancien patron des procureurs de la Couronne impliqués dans le procès, MAndré Albert Morin, affirme ne jamais avoir autorisé un procès secret. Peu après, il sera élu député du Parti libéral du Québec.

20 juillet 2022
La Cour d’appel du Québec, qui a dénoncé la tenue du procès secret, rejette une demande des médias et du procureur général du Québec afin de rendre publics certains détails de l’affaire tout en protégeant l’identité de l’informateur de police.

16 mars 2023
La Cour suprême du Canada accepte d’entendre les requêtes des médias et du procureur général du Québec pour lever une partie du secret entourant l’affaire.