Un mois et demi : c’est pour cette période dépassant le plafond de l’arrêt Jordan qu’un Montréalais soupçonné de diriger un réseau de trafic de fentanyl s’en est tiré avec un arrêt du processus judiciaire. Une décision qui illustre l’ampleur des délais institutionnels qui affligent le système judiciaire depuis deux ans.

Shane James, alias Black Alex, était un trafiquant populaire en 2020 au centre-ville de Montréal, dans le secteur du Village Shaughnessy, selon la police. Sa spécialité alléguée : de l’héroïne mélangée avec du fentanyl, surnommée « purple shit » dans la rue pour sa poudre mauve.

Ce réseau de trafiquants était soupçonné par le Service de police de la Ville de Montréal d’avoir vendu de la drogue « possiblement liée à des cas de surdose ». Leur territoire du centre-ville de Montréal était particulièrement fréquenté par des sans-abri et des personnes vulnérables.

Shane James a été arrêté en novembre 2020, une montre de marque Rolex de 26 000 $ au poignet, bien qu’il soit prestataire de l’aide sociale, selon la preuve. Il aurait d’ailleurs utilisé le même numéro donné à l’aide sociale pour diriger son trafic. Or, le patron allégué de ce réseau ne sera jamais jugé.

Le juge Martin Chalifour a fait bénéficier Shane James d’un arrêt du processus judiciaire en raison de délais déraisonnables, le 17 octobre dernier. Les droits fondamentaux de l’homme de 35 ans n’ont pas été respectés puisqu’il n’a pas pu être jugé dans un délai de 30 mois, comme l’affirme la Cour suprême dans l’arrêt Jordan.

Dans cette affaire, ni les policiers ni les procureurs de la Couronne ne sont responsables des délais. En effet, le juge montre du doigt les délais judiciaires « institutionnels » au palais de justice de Montréal. Il a fallu notamment 10 mois pour fixer l’enquête préliminaire, puis 10 mois pour fixer le procès.

Le dossier a essentiellement coulé à l’étape de l’enquête préliminaire. À ce moment, Shane James était « proactif », retient le juge. Or, ses deux coaccusés manquaient de « sérieux » et d’« empressement » pour fixer une date d’enquête, ce qui a occasionné un report.

En novembre 2022, quand l’enquête préliminaire de trois jours de Shane James s’est amorcée, la première journée est tombée à l’eau par manque de personnel. Ce jour-là, un nombre record de salles d’audience ont été fermées à Montréal, soit 10. La Presse a alors écrit que ce report pourrait être la goutte qui fait déborder le vase des délais dans ce dossier.

« Victime des circonstances », dit le juge

« Qu’est-ce que M. James aurait pu faire de plus ? Rien. Il a été victime des circonstances : des coaccusés qui ne sont pas pressés et des délais institutionnels qui ont contribué substantiellement », analyse le juge Martin Chalifour.

En soustrayant une période attribuable à la défense, le magistrat conclut à des délais totaux de trente et un mois et demi, donc surpassant d’un mois et demi le plafond Jordan. La durée de ce dépassement n’a aucune importance, tranche le juge.

Si un délai est déraisonnable, la Cour suprême dans Jordan est claire : un arrêt des procédures est nécessaire. Le Tribunal refuse de moduler sa décision selon le nombre de jours que le plafond a été surpassé. Le délai est soit déraisonnable, soit raisonnable. Il n’y a pas d’entre-deux.

Le juge Martin Chalifour

Le juge soutient que la Couronne a été « proactive » et n’a pas contribué d’une « quelconque façon » aux délais. Cependant, nuance le juge, la Couronne avait le « devoir d’éviter que les droits de l’accusé soient bafoués », une fois que le procès a été fixé à une date excédant les délais Jordan.

« Le Tribunal ne blâme pas la Couronne, mais souligne seulement que dans la réalité du ministère public, ce dossier n’a pas été prioritaire », affirme le juge.

Si Shane James a bénéficié d’un arrêt du processus judiciaire, ce n’est pas le cas de ses deux coaccusés. Anthony McDonald, 37 ans, demeure visé par un mandat d’arrêt. L’autre coaccusé, Sharnel Freeman, 29 ans, a été condamné à 18 mois de détention à domicile à la mi-octobre, une peine « clémente », selon le juge.

Son rôle dans ce dossier semble toutefois mineur : il était présent dans une cache de drogue de la rue Saint-Marc en novembre 2020. De la cocaïne, du crack et du fentanyl ont été retrouvés sur les lieux par les policiers.

« La nature de la drogue saisie est tout à fait inquiétante. Nous voyons tous les jours les ravages que font ces drogues. Elles coûtent la vie de personnes », a conclu le juge Martin Chalifour.

MIsabelle Major a dirigé ce dossier pour le ministère public. Le DPCP n’a pas porté le jugement en appel. MMathieu Rondeau-Poissant a défendu l’accusé.