Yann Giroux était triomphant à sa sortie de la salle d’audience, jeudi, au palais de justice de Montréal. Il venait de l’échapper belle. L’homme de 36 ans faisait face à de graves accusations : agression sexuelle, voies de fait par étranglement et harcèlement criminel à l’égard d’une femme. Il niait les faits.

Mais comme son dossier excédait d’environ trois mois le « plafond Jordan » de 18 mois, il a bénéficié d’un arrêt du processus judiciaire en raison des délais déraisonnables. Le juge Pierre Dupras n’a donc pas eu à trancher sur sa culpabilité, même si le procès a eu lieu début octobre.

Joanie* a fréquenté Yann Giroux quelques mois. Elle le décrit comme un homme « jaloux et très contrôlant » : il l’empêchait d’aller seule au dépanneur, changeait ses mots de passe et la suivait à la trace sur son téléphone.

« Il m’a dit : ‟Je vais te séquestrer. Si je ne peux pas t’avoir, personne ne va t’avoir. Tu me rends fou” », a raconté Joanie au procès.

Il était violent aussi : crachats au visage, coups de pied, cheveux tirés, décrit-elle.

Et un épisode lors duquel la victime dit avoir été étranglée.

Il m’a étranglée dans le salon. Il m’a demandé : ‟Quand as-tu vu ton ex la dernière fois ?” Il est venu en rage. Il m’a étranglée. Plus je criais, plus il poussait l’oreiller sur mon visage. J’avais de la misère à respirer.

Joanie, lors du procès de Yann Giroux

« Je ne suis pas au courant de cette histoire », s’est défendu Yann Giroux.

Un soir avec des amis, Yann Giroux lui a réclamé une fellation dans les toilettes, relate Joanie. Elle a refusé. C’est là qu’il l’a agressée sexuellement, témoigne-t-elle.

Ce jugement va « inquiéter » les victimes, s’alarme Louise Riendeau, porte-parole du Regroupement des maisons pour femmes victimes de violence conjugale.

« C’est déjà un parcours de la combattante de porter plainte et d’aller témoigner. Si les femmes craignent de se retrouver dans une situation où il n’y a aucune conséquence de porter plainte, ça risque d’en décourager plusieurs », s’inquiète-t-elle.

Louise Riendeau espère que cette décision n’aura pas un effet « dissuasif » sur les victimes. « La justice peut aider à provoquer un arrêt d’agir et permettre aux victimes de reprendre le pouvoir sur leur vie », affirme-t-elle. À ses yeux, il manque de procureurs spécialisés et de personnel de cour.

Le grand patron du Directeur des poursuites criminelles et pénales (DPCP), MPatrick Michel, se veut rassurant et appelle les victimes à continuer de dénoncer.

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

Me Patrick Michel, grand patron du Directeur des poursuites criminelles et pénales

« Bien que la réduction du nombre de jours siégés par les juges de la Cour du Québec ait contribué aux conséquences du ressac de la pandémie sur les délais judiciaires, nous sommes confiants de pouvoir mener à terme les poursuites intentées en raison notamment de l’ajout de juges et de jours d’audiences », maintient-il.

Sur la corde raide

Dans l’arrêt Jordan, la Cour suprême a fixé à 18 mois (30 mois dans certains cas) le plafond des délais entre la mise en accusation et la fin du procès. Au-delà, les droits fondamentaux de l’accusé sont bafoués, sauf s’il est responsable des délais ou en cas de circonstances exceptionnelles.

Dans les derniers mois, plusieurs arrêts Jordan ont été prononcés au Québec, surtout en matière de trafic de stupéfiants. Dans la plupart des cas, la Couronne n’avait presque rien à se reprocher. Les délais institutionnels – ceux causés par le dysfonctionnement ou la lenteur du système judiciaire – étaient le plus souvent montrés du doigt.

Le DPCP rappelle que la « très grande majorité » des causes se déroulent à l’intérieur des paramètres Jordan. Plusieurs requêtes ont aussi été rejetées cet automne.

Néanmoins, les procureurs marchent sur la corde raide. Depuis deux ans, les procès de plus de deux jours sont fixés entre 12 et 14 mois plus tard dans plusieurs districts en raison de la pénurie de personnel et du manque de juges. Ainsi, le moindre impair met le dossier à risque de surpasser la barre des 18 mois.

Yann Giroux a comparu en février 2021. Or, ce n’est qu’en mars 2022 que la Couronne a divulgué à la défense une preuve cruciale. À ce moment, 70 % du délai Jordan s’était écoulé. Selon le juge Dupras, il est « inadmissible » que cette preuve ait été communiquée aussi tardivement. Le magistrat a donc imputé à la Couronne le délai de deux mois jusqu’à la prochaine audience.

Sans cet impair, le dossier aurait quand même surpassé le plafond – quoique de sept jours. La part du lion des délais est plutôt attribuable aux délais institutionnels. Quand le procès a été fixé en août 2022, les premières dates disponibles étaient en octobre 2023.

« Ressac » pandémique

La Couronne a tenté, en vain, de jeter le blâme sur le « ressac » de la pandémie de COVID-19 sur le système judiciaire. Cet argument est régulièrement soulevé par le ministère public dans les dossiers Jordan. Une décision similaire dans un dossier de violence conjugale a ainsi été portée en appel l’été dernier.

Selon le DPCP, l’argument du « ressac » pandémique a été retenu par différentes instances au pays. Ainsi, le ministère public envisage de porter en appel le jugement Giroux. La Cour d’appel risque donc de trancher le sort de nombreux dossiers Jordan.

En 2022, le ministère de la Justice craignait que des dizaines de milliers d’arrêts du processus judiciaire surviennent dans les années suivantes. La catastrophe ne s’est pas avérée. Cela dit, La Presse a fait état en septembre dernier d’une vague de 126 « arrêts Jordan » au Nunavik et en Abitibi-Témiscamingue en raison des délais catastrophiques.

Le ministre de la Justice, Simon Jolin-Barrette, montrait du doigt l’an dernier la réforme controversée de la Cour du Québec diminuant le nombre de jours siégés en cour par les juges.

Depuis, une entente a été conclue entre Québec et la Cour du Québec. La nomination de nouveaux juges amène ainsi une bouffée d’air frais dans certains districts judiciaires sous haute tension. Un dossier récent d’inceste, par exemple, a pu être entendu in extremis par une nouvelle juge en novembre.

* Nom fictif

Quelques cas d’arrêts Jordan

  • Huit personnes qui auraient participé à un réseau de production et de distribution de cannabis dans la région de Trois-Rivières ont bénéficié d’un arrêt du processus judiciaire le printemps dernier.
  • Shubhumkumar Taheem, un homme accusé de violence conjugale, a bénéficié d’un arrêt Jordan à la mi-juin. Aucun juge n’était disponible lors de son procès prévu en février dernier.
  • Mitchell Lifshitz, dirigeant allégué d’un réseau de production et de distribution de cannabis, s’en est tiré en raison des délais en juillet dernier à Montréal. Le dossier est en appel.
  • Shane James, soupçonné d’avoir dirigé un réseau de trafic de fentanyl au centre-ville de Montréal, a bénéficié de l’arrêt Jordan en octobre dernier. Le délai surpassait d’un mois et demi le plafond.