Maher Balabanian, ce copropriétaire « autocrate » d’un immeuble de 119 logements qui vient d’être condamné à verser près de 7 millions à une vingtaine de copropriétaires, a multiplié les manœuvres « louches, voire frauduleuses » pour cacher ses revenus, y compris un divorce douteux « laissant penser qu’il effectue de la fraude fiscale ».

L’histoire jusqu’ici

  • Mars 2007 : Maher Balabanian, propriétaire d’un immeuble de 119 logements dans Ahuntsic-Cartierville, commence à vendre des unités en copropriété indivise. Il en vendra une vingtaine en tout.
  • Décembre 2016 : Maher Balabanian fait adopter une nouvelle convention de copropriété qui le désigne « administrateur seul de la propriété ».
  • Août 2018 : l’avocat Vincent Ranger accepte de représenter les copropriétaires qui se disent victimes d’un « stratagème de concentration des pouvoirs » et de harcèlement entre les mains de Maher Balabanian et de son frère Jean.
  • Janvier 2024 : après plus de cinq ans de démarches, la Cour supérieure condamne Maher Balabanian à verser 7 millions aux copropriétaires en indemnisation et dommages punitifs.

Ce constat est dressé par la juge Janick Perreault dans une décision extrêmement sévère de la Cour supérieure du Québec, rendue au terme d’un feuilleton judiciaire qui a duré plus de cinq ans. Son jugement conclut que Maher Balabanian a mis sur pied, avec son frère Jean, un « stratagème de concentration des pouvoirs » qui lui a permis de voler la vingtaine de copropriétaires d’un immeuble de 119 logements en les harcelant, en les espionnant et en les épuisant juridiquement.

Maher Balabanian est décrit par la juge Janick Perreault comme un homme ayant menti « à maintes reprises » devant divers tribunaux « sur une question aussi simple que son adresse ». Il déclare depuis 2005 avoir déménagé à Calgary, où il a acquis une maison.

SAISIE D’ÉCRAN DÉPOSÉE EN PREUVE

Maher Balabanian

Des documents déposés en preuve dans le cadre de l’action civile montrent que Maher Balabanian prétend aussi être séparé de sa femme. Une « déclaration en séparation de corps » a été présentée à cet effet à la Cour supérieure en 1999, suivie d’une entente de séparation signée par un avocat.

Or, lors de son contre-interrogatoire mené par l’avocat Vincent Ranger, la femme de M. Balabanian a elle-même affirmé sous serment habiter à Laval avec Maher Balabanian depuis plus de 30 ans et déclaré qu’elle ne s’est jamais séparée de lui et n’a jamais divorcé. « [L’épouse de M. Balabanian] affirme ne pas être au courant de cette demande [en séparation de corps] », souligne la juge Janick Perreault.

« Au procès, [elle] n’est toujours pas au courant de cette séparation », ajoute la juge, dans un passage attaquant durement la crédibilité de Maher Balabanian.

Les déclarations de revenus que M. Balabanian a été contraint de déposer en preuve montrent qu’il a néanmoins réclamé des déductions fiscales totalisant plus de 118 500 $ pour des « pensions alimentaires » versées à sa femme en 2018, 2019 et 2020. « Vraisemblablement, le Défendeur profite frauduleusement de généreuses déductions fiscales pour une pension alimentaire versée à sa femme, de qui il n’est pas séparé », écrit la juge dans sa décision.

La preuve démontre par ailleurs que Maher Balbanian a déclaré les revenus de location qu’il tire de son immeuble d’Ahuntsic-Cartierville en Alberta plutôt qu’au Québec. Cette province de l’Ouest détient un des plus bas taux d’imposition au pays (autour de 10 % à 12 % pour la fourchette où se situent les revenus tirés de l’immeuble par M. Balabanian, contre 20 % au Québec). Cette façon de faire lui aurait permis d’économiser des dizaines de milliers de dollars en impôts annuellement.

Plusieurs indications laissent penser qu’il effectue de la fraude fiscale.

Extrait du jugement

Ce jugement, prononcé dans le contexte d’une action civile, n’est pas une déclaration de culpabilité à la suite d’accusations de nature criminelle. Les constats n’ont pas été soumis à l’épreuve d’un tribunal saisi d’accusations de fraude.

Revenu Québec, à qui La Presse a transmis le jugement, dit qu’il « prend acte de la décision de la Cour supérieure, et n’émettra pas davantage de commentaires sur ce dossier ». Le jugement de la juge Janick Perreault souligne que Maher Balabanian et sa femme ont déjà fait l’objet de vérifications fiscales de la part de Revenu Québec en 1996 et 1997, ainsi que d’une enquête entre 2000 et 2002.

Jean Balabanian ne se rappelle pas avoir changé de nom

Le jugement de la juge Janick Perreault soulève également des doutes troublants au sujet de Jean Balabanian, décrit comme celui qui harcelait les copropriétaires, en leur criant dessus, en les suivant dans les corridors de l’immeuble et en les espionnant.

Jean Balabanian a catégoriquement refusé de confirmer sa date de naissance lors de son contre-interrogatoire devant la juge Janick Perreault.

SAISIE D’ÉCRAN DÉPOSÉE EN PREUVE

Jean Balabanian

Il a dit sous serment ne pas se rappeler avoir changé légalement son nom de naissance, Tran Wanes Balabanian, pour celui de Jean Balabanian, en 2001, ni se souvenir qu’il a fait faillite en 1998 sous son ancien nom.

« Il ment de façon éhontée devant le Tribunal », souligne la juge Janick Perreault, qui l’a menacé d’accusations d’outrage au tribunal dans le cadre du procès.

Au moment des faits, l’immeuble du 10 355, avenue du Bois-de-Boulogne appartenait à 80 % à Maher Balabanian, qui tirait en exclusivité des revenus de location de 90 logements loués en grande partie à des immigrants récents.

En juin et juillet 2022, lorsque les copropriétaires floués ont obtenu des jugements les autorisant à saisir ces loyers afin de payer les taxes et les frais d’entretien de l’immeuble, Maher Balabanian a transféré les baux à son frère Jean. Grâce à ce transfert, Maher Balabanian « se sert de Jean Balabanian pour encaisser ses revenus de loyer et payer ses créanciers, afin d’éviter toute exécution de jugement », résume la juge Janick Perreault.

Ces loyers, totalisant bien au-dessus de 50 000 $ par mois selon un rapport d’évaluation déposé en preuve, ont alors été versés dans un compte personnel appartenant à Jean Balabanian, a admis ce dernier lors de son contre-interrogatoire.

Or, à cette époque, Jean Balabanian vivait de l’aide sociale, selon un échange de courriels qu’il a eu avec la juge Karen M. Rogers, de la Cour supérieure, une situation qui l’empêchait de toucher des revenus dépassant 200 $ par mois pour bénéficier de telles indemnités. L’échange de courriels montre qu’il a aussi bénéficié de l’aide juridique pendant le procès, même si ses revenus étaient alors supérieurs à la limite de 14 000 $ par année.

Devant la Cour, il a insisté pour dire qu’il n’a jamais « touché un sou » de ces sommes.

Contacté par La Presse pour cet article, Jean Balabanian a refusé de répondre à nos questions.

Son frère, Maher, ne nous a pas rappelé.

Dans le cadre de son jugement, la Cour supérieure a ordonné la vente en justice immédiate de l’immeuble afin d’indemniser les copropriétaires floués. Seule la Cour d’appel du Québec peut mettre fin au processus à ce stade, à moins d’un règlement à l’amiable entre les parties.