Un ancien vice-président de SNC-Lavalin a été déclaré coupable jeudi d’avoir participé à la corruption d’un haut fonctionnaire au début des années 2000. Pendant trois semaines, son procès a été le théâtre d’un renversement des rôles inusité : l’accusé devenant l’accusateur en tentant de convaincre le jury que le vrai coupable était son patron de l’époque, Jacques Lamarre, un titan de Québec inc. qui demeurerait « intouchable » à ce jour.

« L’histoire est relativement simple, il s’agit d’un crime de corruption », a expliqué le procureur de la Couronne, Francis Pilotte, à l’ouverture du procès de Normand Morin le 23 janvier dernier.

Ingénieur de formation, l’accusé fut autrefois vice-président exécutif de SNC-Lavalin. Arrêté en 2021, il a été accusé de fraude envers le gouvernement, de fraude et de fabrication de faux, relativement au trucage de l’appel d’offres pour la réfection du tablier du pont Jacques-Cartier, en octobre 2000.

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Travaux sur le pont Jacques-Cartier, en mars 2002

Une grande partie des faits n’était pas contestée au procès. La Gendarmerie royale du Canada (GRC) avait découvert que SNC-Lavalin (qui a aujourd’hui changé son nom pour AtkinsRéalis) avait versé un pot-de-vin de 2,3 millions de dollars à Michel Fournier, l’ancien président de la Société des ponts fédéraux, afin d’obtenir sans réelle concurrence un contrat de 127 millions.

SNC-Lavalin a négocié un « accord de poursuite suspendue » avec les autorités en 2022, une procédure qui permet à une entreprise de reconnaître les faits et de payer une pénalité tout en évitant un procès criminel. Elle a payé une amende de 30 millions.

Michel Fournier, l’ancien président de la Société des ponts fédéraux, a plaidé coupable en 2017 à des accusations de fraude envers le gouvernement et de recyclage des produits de la criminalité. Il a écopé de cinq ans et demi de prison. Mais M. Fournier, ancien chef de cabinet de Jean Chrétien à l’époque où celui-ci était chef de l’opposition, a tenu sa langue. Il a refusé de révéler qui était son interlocuteur chez SNC-Lavalin.

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Michel Fournier, ancien président de la Société des ponts fédéraux, en 2017

Restait donc à déterminer quels individus au sein de l’entreprise avaient participé au crime. Deux anciens vice-présidents avaient été arrêtés par la GRC : Normand Morin et Kamal Francis. M. Francis a annoncé son intention de plaider coupable et il a témoigné pour la poursuite au procès de son ancien collègue Morin.

Les procureurs de la Couronne Francis Pilotte et Martin Duquette ont présenté au jury une centaine de documents et neuf témoins afin d’établir la culpabilité de l’accusé. « On a des fax, des lettres, des contrats, des courriels, des mémos, des relevés bancaires », a égrené MPilotte.

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Francis Pilotte, procureur du Directeur des poursuites criminelles et pénales

« Le chef d’orchestre de ce plan-là, c’est monsieur Normand Morin », a-t-il expliqué.

Kamal Francis, dans son témoignage, a renchéri. « La seule personne qui connaissait Michel Fournier, c’était Normand Morin ! », a-t-il lancé avec fougue.

« Il est intouchable, lui »

En défense, les avocats de M. Morin ont adopté une stratégie peu commune. MNellie Benoit, MJean J. Bertrand et MSimon Ghattas ont tenté de faire la preuve que Jacques Lamarre, l’ancien PDG de SNC-Lavalin qui n’a jamais été arrêté par la police, serait le vrai coupable des crimes dont était accusé leur client, possiblement avec son bras droit Sami Bebawi, qui est aujourd’hui en prison pour un autre dossier de corruption en Libye.

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Les avocats Nellie Benoit et Simon Ghattas avec Normand Morin

« M. Morin affirme que Sami Bebawi et/ou M. Lamarre ont commis les infractions dont il est accusé », a exposé au jury MBertrand.

M. Lamarre a été PDG de SNC-Lavalin de 1996 à 2009. Il est commandeur de l’Ordre de Montréal et officier de l’Ordre du Canada. Il a reçu la médaille d’or d’Ingénieurs Canada en 2008 et le Prix de carrière du Conseil du patronat en 2010.

Les avocats de Normand Morin ont dévoilé au jury que lorsqu’il a été interrogé par la police avant son arrestation, Kamal Francis avait griffonné sur un papier le nom de Jacques Lamarre, pour indiquer qu’il était mêlé au stratagème. Il a toutefois refusé de le dire à voix haute alors qu’il était enregistré et il a refusé que les enquêteurs partent avec le papier.

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L’ancien PDG de SNC-Lavalin, Jacques Lamarre, en 2008

« Jacques Lamarre, il est intouchable, lui », a déclaré Kamal Francis.

« Jacques Lamarre avait une façon de savoir tout ce qui se passait dans la compagnie […]. Ne me demandez pas comment, mais il le savait », a ajouté le témoin. Kamal Francis a aussi dit au jury que M. Lamarre lui avait indiqué les sommes à payer relativement au projet du pont Jacques-Cartier.

« C’étaient de vieux amis »

Témoignant pour sa propre défense, Normand Morin a dit que c’est à la demande du PDG qu’il s’était impliqué dans le projet du pont.

« Jacques Lamarre m’a dit : il va falloir que tu te mêles de ça », a-t-il déclaré.

« Je rendais service à ce gars-là, puis je suis poursuivi aujourd’hui. C’est le fun, hein ? », a laissé tomber Normand Morin d’un air dépité.

M. Morin a raconté qu’il avait été très surpris, lors d’une visite du chantier, de constater que Jacques Lamarre et le haut fonctionnaire Michel Fournier se connaissaient déjà très bien.

« Ils étaient très familiers, se connaissaient très, très bien. En arrivant, c’était “Comment va ta femme ? Tu as bien engraissé !” C’étaient de vieux amis », s’est-il souvenu. Dans son témoignage, M. Morin a aussi vigoureusement nié avoir été impliqué dans le versement du pot-de-vin.

Ses avocats ont interrogé l’enquêteur principal de la GRC au dossier, Guy-Michel Nkili, sur sa décision de ne pas rencontrer Jacques Lamarre pendant l’enquête.

« Est-ce que ça vous était interdit de rencontrer Jacques Lamarre ?

— Oh non, pas du tout, madame, a répondu le policier.

— Personne ne vous aurait dit : Jacques Lamarre, on ne touche pas à ça ?

— Je vous confirme à 500 %, je suis indépendant dans mes enquêtes ! », a rétorqué l’enquêteur, qui détient aujourd’hui le grade d’inspecteur.

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L’inspecteur Guy-Michel Nkili

Des allégations qui se recoupent

La thèse de Normand Morin rejoint les allégations déjà formulées par d’autres anciens hauts dirigeants de SNC-Lavalin dans le cadre d’autres procès.

Dans un autre dossier, Sami Bebawi a déjà déclaré à la police que Jacques Lamarre était au courant de l’achat d’un yacht pour le fils du dictateur Mouammar Kadhafi avec l’argent de SNC-Lavalin. « Criss, il le savait, il l’a approuvé ! », a-t-il déjà déclaré à une enquêtrice de la GRC au palais de justice de Montréal.

L’ancien vice-président Riadh Ben Aissa a lui aussi déclaré devant un tribunal que Jacques Lamarre avait approuvé le versement de pots-de-vin en Libye.

M. Lamarre a toujours nié ces allégations. Il a répété à plus d’une reprise que s’il avait su comment se comportaient ses subalternes en la matière, il les aurait congédiés.

M. Lamarre a déjà déclaré à La Presse qu’il était prêt à témoigner en cour pour rectifier les faits, mais qu’il n’a finalement jamais été appelé.

Selon plusieurs sources consultées par La Presse, la possibilité de déposer des accusations criminelles contre Jacques Lamarre a fait l’objet d’intenses discussions entre policiers et procureurs de la Couronne, mais la preuve a été jugée insuffisante pour aller de l’avant.

À la fin du procès de Normand Morin, le procureur Francis Pilotte a toutefois demandé au jury de ne pas se laisser distraire par les histoires entourant l’ancien PDG.

« Je vous soumettrais que cette question devient une distraction », a-t-il plaidé. Il a demandé aux jurés de répondre à une question toute simple : « Est-ce que M. Morin a participé ? »

Le jury a finalement répondu par l’affirmative. Le juge Éric Downs, qui présidait le procès, entendra bientôt les observations sur la peine à imposer.