« Un moment donné, il va arriver un évènement spectaculaire et on va se dire : comment se fait-il que ce détenu ait été si mal évalué ? », appréhende Jean Dugré.

Cet ex-commissaire des libérations conditionnelles du Québec, qui a pris officiellement sa retraite au début du mois de janvier, n’est pas le dernier venu.

Ayant entrepris sa carrière en 1989, il a passé 14 ans dans le système fédéral et ensuite près de 20 ans au provincial. Il est en mesure de comparer les deux systèmes.

Rappelons que les condamnés à des peines de deux ans et plus sont envoyés au pénitencier, dans le système fédéral, alors que ceux condamnés à des peines de deux ans moins un jour sont envoyés en prison, dans le système provincial.

Le mandat de la Commission québécoise des libérations conditionnelles (CQLC), au sein de laquelle a travaillé M. Dugré ces 19 dernières années, concerne les détenus qui purgent des peines de six mois à deux ans moins un jour.

M. Dugré déplore que, depuis 2017, les Services correctionnels du Québec aient adopté un nouvel outil d’évaluation beaucoup moins performant que le précédent, selon lui, « qui fait en sorte que les commissaires des libérations conditionnelles ne savent plus à qui ils ont affaire », dit-il.

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, ARCHIVES LA PRESSE

En 2017, les Services correctionnels du Québec ont adopté un nouvel outil d’évaluation moins performant, estime Jean Dugré.

Il dénonce également ce qu’il appelle une « aberration » dans la Loi sur le système correctionnel du Québec : un détenu qui demande sa libération conditionnelle au tiers de sa peine et qui voit celle-ci être refusée ou un détenu qui renonce à une demande de libération conditionnelle sort automatiquement aux deux tiers de sa peine sans que la Commission puisse lui imposer des conditions, tandis que le contrevenant qui obtient une libération conditionnelle devra respecter des conditions durant toute sa peine.

En comparaison, au fédéral, les commissaires ont le droit et le devoir d’imposer des conditions aux deux tiers de la peine malgré un refus ou une renonciation. Ils peuvent aussi décider d’envoyer des délinquants en maison de transition, ou même de les garder en détention jusqu’à la fin de leur peine.

Au provincial, les gros bandits savent comment ça fonctionne. Si j’en suis un et que je sais que je ne serai pas libéré, je renonce à ma demande de libération conditionnelle et je sors sans condition aux deux tiers.

Jean Dugré, ex-commissaire des libérations conditionnelles

« Les commissaires se trouvent donc souvent à imposer des conditions à ceux qui sont les moins dangereux, c’est le monde à l’envers », clame M. Dugré.

Un outil éprouvé

Après l’affaire Mario Bastien – ce prédateur libéré de prison en raison de la surpopulation et qui a tué Alexandre Livernoche, 13 ans, en 2000 –, le gouvernement du Québec a changé la loi dans le but de mieux encadrer la libération des délinquants.

En 2007, dans la foulée des travaux de la commission Corbo, les Services correctionnels du Québec ont adopté un nouvel outil d’évaluation des détenus, le LS CMI, dont la version québécoise a été mise au point par une sommité en la matière, le chercheur en criminologie Jean-Pierre Guay, de l’Université de Montréal.

« Ça fonctionnait très bien. Grâce à cet outil actuariel, on était capable d’identifier les besoins criminogènes du détenu et de déterminer le risque de récidive. Et ça, c’est la base des libérations conditionnelles », se souvient M. Dugré.

« Le LS CMI provient d’outils actuariels bien implantés dans plusieurs pays, dont le Canada, les États-Unis, mais aussi d’autres pays comme l’Australie, la Suède, l’Irlande et l’Écosse », ajoute-t-il.

Retour en arrière

Mais en 2017, par souci d’économie selon M. Dugré, les Services correctionnels ont opté pour une autre méthode d’évaluation des détenus, le RBAC-PCQ.

« L’outil actuariel prédisait le risque de récidive, avait fait ses preuves et avait été validé scientifiquement. Mais aujourd’hui, ce sont les commissaires qui sont devenus des valideurs. Ils sont des cobayes, et la population aussi. Selon moi, ça met en danger la sécurité de la population.

« Des fois, quand les Services correctionnels en cotaient un à risque médium ou faible, les cheveux à nous, les commissaires, nous dressaient sur la tête parce qu’on voyait bien que le gars pouvait récidiver dans un délit de violence. Alors, on est toujours sur le qui-vive. On ne peut pas se fier à cet outil actuariel là parce que ce n’en est pas un. C’est comme si on revenait 20 ans en arrière.

« Il y a des cas où l’on se disait : ‟Qu’est-ce qu’on fait avec ce détenu ? Est-il médiatisé ? Si oui, est-ce qu’on est mieux de le laisser en dedans ?” Ce sont des questions que les commissaires ne devraient pas se poser. On devrait regarder les faits sûrs et convaincants, et pouvoir se fier aux évaluations », raconte l’ancien commissaire.

40 % de renonciation

Selon les rapports annuels de la CQLC, entre 39 et 42 % des condamnés provinciaux admissibles à une libération conditionnelle ont renoncé à la demander entre 2017 et 2023.

Ce sont donc des détenus qui ne font jamais l’objet d’un examen par les commissaires.

M. Dugré croit que ce pourcentage est plus important si on ajoute les cas qui sont reportés et qui finissent par être refusés, sans que le dossier d’un délinquant ait été analysé par la CQLC.

« Au moins 50 % des détenus renoncent à leur demande de libération conditionnelle. Ils ne veulent pas se voir imposer des conditions, ne veulent pas de publicité et ne veulent pas avoir leur nom sur une liste publique. Les plus gros bandits sortent incognito, tu n’en entends jamais parler et tu ne le sauras jamais », décrit-il.

Des solutions possibles

M. Dugré croit qu’au provincial, tout détenu devrait faire l’objet d’une enquête communautaire, comme au fédéral, et être auditionné par un commissaire.

Il ne veut pas jeter le bébé avec l’eau du bain, mais il croit que la loi devrait être changée de façon à donner aux commissaires de la CQLC le pouvoir d’imposer des conditions entre les deux tiers et la fin de la peine.

Il milite également pour le retour à une évaluation actuarielle de prédicateur de risque de haut niveau comme le LS CMI, l’utilisation d’une évaluation spécifique pour les dossiers de violence conjugale et un partage intégral des documents aux contrevenants « pour établir la confiance du public envers l’institution », dit-il.

« Je ne pars pas amer, au contraire. Je trouve que nous avons le meilleur système au monde. Et avec ces améliorations, on pourrait le démontrer. »

Il y a des délinquants pour lesquels une journée de prison, c’est suffisant, et d’autres pour lesquels 1000 jours, ce n’est pas assez. Il faut qu’on soit capable d’identifier ces gens-là.

Jean Dugré, ex-commissaire des libérations conditionnelles

« Libérer quelqu’un au moment opportun, qui ne récidivera pas, qui se mariera, qui aura des enfants, une bonne job, qui payera ses impôts, qui sera un atout pour la société et correct le reste de sa vie, c’est ce qu’on veut », conclut M. Dugré.

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