(Ottawa) L’ex-juge de la Cour suprême Louise Arbour a été étonnée de voir à quel point le traitement des cas d’inconduite sexuelle au sein des Forces armées canadiennes (FAC) avait peu changé, malgré les nombreux rapports accumulés au fil des ans. Le sien compte près de 350 pages et 48 recommandations qui, espère-t-elle, mèneront à une transformation durable.

« Ils sont assis sur des centaines de recommandations qui leur ont été faites sur des sujets connexes à celui-là, juste sur les affaires de conduite, de culture, insiste-t-elle en entrevue. Des centaines de recommandations. »

Il y a eu le rapport de l’ex-juge de la Cour suprême Marie Deschamps en 2015, le rapport du vérificateur général en 2018 et celui de Morris Fish en 2021, qui a lui aussi siégé au plus haut tribunal du pays.

Mme Arbour constate dans son rapport que les efforts des FAC au cours des dernières années ont été voués à l’échec. Leur commandement a plutôt priorisé « l’apparence des mesures plutôt que leur substance », renforçant ainsi « les façons de faire existantes ».

Ils mettent ça sur des tableaux. Ils ont monté toute une équipe pour la gestion des recommandations, des analyses avec des comités d’étude, mais ils font ce qu’ils veulent. Ils vivent en autarcie.

Louise Arbour

C’est cet environnement hermétique qui a le plus stupéfait Mme Arbour et qui a inspiré toutes ses recommandations. « Ils étaient jusqu’à maintenant convaincus qu’ils ne peuvent pas apprendre grand-chose de l’extérieur, que personne ne peut comprendre leur vie parce que c’est complètement unique comme s’ils vivaient sur une autre planète », explique-t-elle.

« C’est vrai qu’ils vivent une intensité de discipline, d’obéissance à l’autorité qui est très étrangère au monde civil, mais ça ne veut pas dire qu’ils ont toutes les bonnes réponses à tous les problèmes auxquels ils font face », ajoute-t-elle.

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, ARCHIVES LA PRESSE

Loiuise Arbour

Elle prône le transfert permanent des plaintes pour les crimes à caractère sexuel vers les autorités civiles, un changement auquel les FAC résistent depuis des années. Elle avait déjà suggéré de le faire de façon provisoire dans ses recommandations préliminaires en novembre.


Le système de justice militaire est seulement responsable de traiter ces plaintes depuis 1998, et l’expérience est loin d’avoir été concluante. « Tout ça, ça avait été fait pour augmenter la discipline, l’efficacité, le moral des troupes et ça a eu exactement l’effet contraire », souligne-t-elle. L’un des impacts les plus flagrants est la perte de confiance des victimes dans la chaîne de commandement militaire.

Le transfert des plaintes à la police et aux tribunaux civils éliminerait les sous-entendus que certains militaires ont un « traitement spécial », écrit-elle dans son rapport.

La ministre de la Défense nationale, Anita Anand, avait déjà indiqué l’automne dernier qu’elle acceptait de procéder à ce transfert temporairement. « C’est un changement systémique, et nous allons l’étudier de façon sérieuse », a-t-elle indiqué pour ce qui est de le rendre permanent.

Elle a souligné en conférence de presse lundi que le Québec acceptait déjà des dossiers depuis février. Or, elle se bute à un manque de réceptivité de la part d’autres gouvernements provinciaux. Pourtant, il ne s’agirait que d’une trentaine de cas par année, selon Mme Arbour.

La ministre Anand s’est engagée à nommer rapidement un contrôleur externe pour superviser la mise en œuvre des recommandations et d’informer le Parlement d’ici la fin de l’année de celles qui ne seront pas appliquées. Il s’agit des deux dernières propositions du rapport Arbour.

Elle mettra en œuvre immédiatement le tiers des 48 recommandations de l’ex-juge de la Cour suprême. Bien qu’elle ait dit les accepter dans leur ensemble, la ministre n’était pas en mesure d’affirmer lundi qu’elles seraient toutes appliquées.

« Je suis d’accord avec toutes les recommandations et je m’attends à ce que le ministère de la Défense nationale et les Forces armées canadiennes évaluent rapidement comment nous pouvons les mettre en œuvre et si ce n’est pas le cas, pourquoi », a-t-elle affirmé en conférence de presse lundi en compagnie de Louise Arbour et du général Wayne Eyre.

« C’est une lecture qui peut être difficile, a reconnu le général Eyre tout en se disant ouvert au changement. Peut-être que, par le passé, nous avons été trop sur la défensive. »

De nombreux cas d’inconduite sexuelle ont été révélés au grand jour au cours de la dernière année, certains impliquant des hauts gradés des FAC, dont l’ex-chef d’état-major Jonathan Vance.

Conservateurs, néo-démocrates et bloquistes ont critiqué le laxisme du gouvernement libéral qui aurait pu agir dès son premier mandat en 2015, après la sortie du rapport Deschamps.

Deux choses pourraient empêcher « un changement significatif », conclut Louise Arbour dans son rapport. De présumer que « le problème tient uniquement à une culture de la misogynie » et qu’un changement d’attitude amènera naturellement des modifications. La deuxième est que les FAC pensent « qu’elles peuvent réparer à elles seules leur système défaillant ».