(Ottawa ) Été 2022. Six mois après la réouverture du chemin Roxham, en pleine pandémie, le ministère fédéral de l’Immigration appréhendait une crise sur deux fronts : une crise sanitaire et une crise d’itinérance.

Ce qu’il faut savoir

  • Un nombre record de 39 171 demandeurs d’asile a franchi la frontière canado-américaine en empruntant le chemin Roxham en 2022.
  • Le gouvernement Trudeau craignait une crise sanitaire et l’érection d’un campement de fortune près de ce chemin.
  • Le ministère de l’Immigration a commencé à transférer des demandeurs d’asile vers l’Ontario en juillet 2022.
  • Le chemin Roxham a finalement été fermé en mars à la suite de modifications apportées à l’entente sur les tiers pays sûrs.

Résultat : le gouvernement Trudeau a discrètement commencé, dès juillet, le transfert de centaines de demandeurs d’asile vers l’Ontario pour éviter de surtaxer le réseau d’hébergement du Québec et réduire les tensions entre Ottawa et le gouvernement Legault sur cette délicate question.

Dans une mise en garde remise au ministre de l’Immigration, Sean Fraser, au début de l’été dernier, les hauts fonctionnaires redoutaient qu’un campement de fortune voie le jour à la frontière canado-américaine. Une telle situation aurait pu être catastrophique sur le plan sanitaire tandis que la pandémie de COVID-19 sévissait toujours et que les demandeurs d’asile devaient s’astreindre à une période de quarantaine.

Rappelons que le chemin Roxham a été fermé en mars 2020, comme l’ensemble de la frontière canado-américaine, à cause de la pandémie de COVID-19. Il a été rouvert 18 mois plus tard, soit en novembre 2021, avant d’être complètement fermé de nouveau à la suite d’un accord entre Ottawa et Washington conclu en mars lors de la visite du président Joe Biden.

PHOTO DOMINICK GRAVEL, ARCHIVES LA PRESSE

Le chemin Roxham a finalement été fermé en mars.

Les craintes des autorités canadiennes étaient telles que le ministère des Services publics et de l’Approvisionnement a invoqué, à la demande du ministère de l’Immigration, « la clause de situation d’extrême urgence » de la politique d’achats qui lui donne des pouvoirs discrétionnaires lui permettant d’accorder des contrats sans appel d’offres pouvant atteindre 15 millions de dollars.

Un maximum de chambres d’hôtel

Alors que la saison touristique battait son plein au pays, le ministère de l’Immigration était déjà engagé dans une course contre la montre afin de réserver le plus de chambres d’hôtel possible à Cornwall et à Niagara Falls afin de pouvoir héberger le nombre record de demandeurs d’asile qui franchissaient la frontière dans la foulée de la réouverture du chemin Roxham, en novembre 2021.

Le Ministère avait aussi tenté de réserver des chambres d’hôtel supplémentaires à Montréal et à Ottawa, mais sans succès.

Entre le 21 novembre 2021 et le 10 juillet 2022, 20 951 demandeurs d’asile ont été interceptés par les policiers de la Gendarmerie royale du Canada (GRC) au chemin Roxham, qui était alors devenu la route de prédilection pour les migrants désirant franchir la frontière canado-américaine d’une manière irrégulière.

Les autorités canadiennes, qui tentaient également à ce moment-là de convaincre l’administration Biden de renégocier l’entente sur les tiers pays sûrs, s’attendaient à fracasser de nouveaux records d’entrée irrégulière sur le territoire canadien durant la seconde partie de l’année.

Branle-bas de combat

Radio-Canada avait rapporté en juillet dernier l’intention du gouvernement fédéral de transférer les demandeurs d’asile qui le désiraient vers d’autres provinces. Mais des documents obtenus par La Presse en vertu de la Loi sur l’accès à l’information démontrent tout le branle-bas de combat qu’a provoqué la réouverture du chemin Roxham.

En parallèle, le gouvernement Trudeau devait composer avec un nombre accru de demandeurs d’asile qui arrivaient à l’aéroport international Pierre-Elliott-Trudeau.

En six jours, soit entre le 1er et le 6 juillet 2022, le ministère de l’Immigration a ainsi transféré plus de 575 demandeurs d’asile par autobus vers Ottawa et Niagara Falls.

« En raison de l’augmentation du nombre de demandeurs d’asile arrivant à l’aéroport et le réseau d’hébergement au Québec qui est déjà au maximum de sa capacité […], la situation est devenue intenable », affirme-t-on dans une note d’information destinée au ministre de l’Immigration, Sean Fraser, datée du 14 juillet 2022.

« En raison de l’urgence de la situation, et le nombre limité de fournisseurs capables d’offrir les services, les procédures normales d’appels d’offres ne peuvent pas être suivies. […] Si nous sommes incapables de retenir [suffisamment de chambres], il va y avoir une augmentation du nombre d’itinérants et il existe un risque [qu]’un campement de fortune voie le jour près de la frontière entre le Canada et les États-Unis et à Montréal, ce qui pourrait avoir des conséquences pour la santé publique. Si nous ne pouvons pas fournir de l’hébergement pour ceux qui n’ont pas de plan de quarantaine adéquat, les risques pour la santé publique vont augmenter ».

Entente sur les tiers pays sûrs

En 2022, un nombre record de 39 171 demandeurs d’asile ont été interceptés au chemin Roxham par la GRC. En février, la ministre de l’Immigration du Québec, Christine Fréchette, se réjouissait de voir que le gouvernement fédéral avait transféré vers l’Ontario la vaste majorité des demandeurs d’asile qui avaient traversé la frontière par le chemin Roxham durant un week-end. Elle exprimait alors le souhait qu’Ottawa maintienne cette pratique durant les semaines à venir, au motif que le Québec avait atteint ses limites en matière de capacité d’accueil.

Or, six semaines plus tard, le premier ministre Justin Trudeau et le président américain Joe Biden, en visite officielle à Ottawa, ont annoncé la fermeture du chemin Roxham en modifiant l’entente sur les tiers pays sûrs. En vertu de ces changements, les demandeurs d’asile doivent faire leur demande dans le premier des deux pays où ils mettent le pied, peu importe le point d’entrée.

En échange de ces modifications soutirées à Washington, le Canada s’est engagé à accueillir 15 000 demandeurs d’asile supplémentaires, principalement en provenance d’Haïti.

Avec William Leclerc, La Presse