(Laval) Vitalien Bigras ne se doutait pas qu’en tendant un câble au-dessus de la rivière des Prairies entre l’île Bizard et l’île Jésus, il y a 120 ans cette année, il inaugurait l’une des traverses les plus écolos sur la planète.
Lisez le premier texte de notre série « Rivière Mitis : des ouvrages désaffectés, mais affectionnés »Encore aujourd’hui, un petit traversier – six véhicules maximum – continue à faire l’aller-retour toute la belle saison au même endroit, poussé uniquement par la force du courant. Le petit moteur qui vrombit sur le pont sert seulement à faire fonctionner les systèmes internes du navire.
Chaque jour, il fait « des centaines de traverses », de l’aube jusqu’à minuit, explique Marc Guillemette, son propriétaire actuel, assis dans le siège du pilote. « Je ne sais pas d’où le monde arrive ! » Son employé Pierre Nadeau fait signe aux autos de s’avancer sur le pont du traversier et récolte les tickets. « Les belles journées d’été, le monde envie mon emploi, explique-t-il. Quand il mouille, ben moins ! »
Paule II – c’est le nom du navire – se promène entre les deux rives depuis 1987, mais il est l’héritier d’une longue tradition qui date d’avant Vitalien Bigras et son câble. Les historiens ont pu établir que des bacs permettent de traverser le cours d’eau entre l’île Jésus et l’île Bizard depuis au moins le début du XIXe siècle.
M. Bigras lui-même avait hérité de la charge en épousant la veuve du passeur précédent, Zénon Clément, « probablement » mort en tombant dans la rivière, explique la Société historique de l’île Bizard. De quoi le convaincre d’attacher son traversier.
Marc Guillemette montre du doigt une pointe de l’île Bizard, en aval. C’est là que, dans les années 1970, le ministère des Transports du Québec avait envisagé d’ériger un pont qui aurait rendu son service complètement caduc : « Tout est prêt, ils ont exproprié des terrains, ils ont démoli des maisons. » Cette éventualité l’inquiétait au moment où il a acquis l’entreprise, en 2005, mais le projet n’a jamais repris vie.
Départ retardé
M. Guillemette et son équipe ont inauguré la saison particulièrement tard cette année, avec une première traversée le 16 mai. Jusque-là, le niveau de l’eau – et donc la force du courant – était trop élevé. L’homme sort la tête de sa cabine de pilotage et pointe du doigt les berges de la rivière : encore récemment, la rivière couvrait les roches et empêchait l’installation des quais.
Certains piaffaient d’impatience en surveillant le lancement du service sur les réseaux sociaux. « On est même venus voir deux ou trois fois », explique un passager.
Car le service a ses fidèles.
« Ça fait beaucoup, beaucoup d’années [que je le prends]. Plus de 30 ans », explique Ed, un automobiliste qui habite l’île Bizard.
Quand j’ai commencé [il y a plus de 30 ans], c’était juste un bateau pour trois voitures. Je le prends peut-être quatre jours sur cinq. Quand je fais le tour [par le pont de l’île], c’est une autre demi-heure.
Ed, automobiliste habitué du traversier
Lise Sabourin prend le traversier depuis 40 ans. Ce matin, elle se dirige vers le domicile de son fils, à Deux-Montagnes. « J’adore ça, c’est relaxant, a-t-elle expliqué. Ça me sauve 10 minutes. »
Mais Marc Guillemette ne voulait pas presser l’inauguration printanière. Son Paule II est à la totale merci du courant.
« On est attachés et on n’a pas de volant », a-t-il rappelé. Pas de frein non plus, sinon de bouger le gouvernail pour ralentir. « Il faut surveiller s’il y a quelqu’un qui s’en vient. On a la priorité, mais ce n’est pas respecté. »
En 2015, un plaisancier est d’ailleurs mort dans la rivière après que son zodiac est entré en collision avec le traversier. Le 29 juin 1969, c’étaient trois personnes – une mère de famille, une femme enceinte et un curé – qui se noyaient après que leur bateau en panne eut frappé le traversier. « Une fois parti, il ne s’arrête pas ! », expliquait le passeur de l’époque, Fernand Bolduc, au journal La Patrie.
« J’ai grandi sur la rivière »
Comment devient-on propriétaire d’une traverse plus que centenaire ? « J’ai grandi sur la rivière des Prairies, à Laval, pas loin de l’autoroute 15. Je la connais très bien, la rivière des Prairies », a expliqué M. Guillemette, tout en opérant son bateau. « Je cherchais une marina ou un camping. Et j’ai fini avec ça. »
Depuis, l’homme exploite son entreprise à la bonne franquette. Argent comptant seulement : 6 $ par auto, 2 $ par vélo. Combien de passages dans une année ?
Aucune idée. On ne les compte pas [les passagers sur toute une année]. Il se présente ? On le charrie.
Marc Guillemette, propriétaire du traversier.
Premier arrivé, premier servi, pas de passe-droit pour les pressés. Quand un morceau du bateau s’use, « tu coupes et tu remplaces ».
Le bateau continue son éternel va-et-vient sur une centaine de mètres, comme un lion en cage. Le Paule II est sûrement le moins aventureux des navires sur la planète, confiné à quelques dizaines de mètres de trajet l’été et à un hangar l’hiver.
Sur son pont, les voitures de luxe se succèdent : il relie deux secteurs cossus, Laval-sur-le-Lac et L’Île-Bizard, où se trouvent plusieurs terrains de golf : des Mercedes, des Audi, une Bentley et… beaucoup de Tesla.
« Tu peux souvent avoir des voyages de quatre Tesla. Avant, c’était quatre Mercedes, maintenant c’est quatre Tesla. »
Il voit aussi de plus en plus de vélos électriques. Samuel Laganière, chef exécutif au Club de golf Saint-Raphaël, a ainsi pu épargner quelques gouttes de sueur sur son trajet en provenance de Saint-Eustache, tôt ce matin-là. Il risque de ne quitter ses cuisines qu’à 21 h ou 22 h.
Marc Guillemette aimerait les imiter et se convertir à l’électrique. Son bateau, du moins. « Un jour, il va être électrique », dit-il, faisant référence au petit moteur à essence qui sert aux systèmes internes du navire. Ça s’en vient, jure-t-il.