(Ottawa ) Le bureau du premier ministre Justin Trudeau est intervenu à au moins deux reprises en 2022 afin d’examiner les options qui s’offraient au gouvernement fédéral pour accorder la conception du Monument commémoratif national de la mission du Canada en Afghanistan à un groupe qui n’avait pas été retenu par un jury d’experts.

L’histoire jusqu’ici

  • Août 2019 : Le gouvernement fédéral lance un concours pour la conception d’un monument afin de commémorer la mission du Canada en Afghanistan.
  • Juin 2023 : Le choix du jury est écarté par le ministre des Anciens Combattants. Le ministre a retenu un autre groupe dont le concept avait la cote dans un sondage.
  • Décembre 2023 : Des documents obtenus par le Bloc québécois démontrent que le cabinet du premier ministre a été impliqué dans cette affaire.

Des documents obtenus par le Bloc québécois en vertu de la Loi sur l’accès à l’information et transmis à La Presse démontrent qu’une première réunion impliquant un émissaire du bureau du premier ministre pour discuter de cette affaire a eu lieu le 31 mai 2022, soit environ six mois après qu’un jury eut sélectionné le projet soumis par l’équipe Daoust du Québec.

  • Concept du monument imaginé par l’équipe québécoise gagnante du concours, l’équipe Daoust

    IMAGE FOURNIE PAR DAOUST LESTAGE LIZOTTE STECKER

    Concept du monument imaginé par l’équipe québécoise gagnante du concours, l’équipe Daoust

  • Vue aérienne du concept imaginé par l’équipe québécoise gagnante du concours, l’équipe Daoust

    IMAGE FOURNIE PAR DAOUST LESTAGE LIZOTTE STECKER

    Vue aérienne du concept imaginé par l’équipe québécoise gagnante du concours, l’équipe Daoust

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Le nom de l’employé du bureau du premier ministre a été caviardé dans les documents qui ont été divulgués au motif qu’il s’agissait de renseignements personnels. Toutefois, l’identité d’autres participants à cette réunion, notamment ceux du Bureau du Conseil privé, du ministère du Patrimoine canadien et du ministère des Anciens Combattants, a été dévoilée.

Dans ces quelque 300 pages de documents remis au Bloc québécois, on lève ainsi le voile pour la première fois sur l’intervention du bureau du premier ministre dans cette affaire. De toute évidence, il s’intéressait de près à ce dossier qui a plongé le gouvernement Trudeau dans la controverse après que La Presse eut révélé qu’il a fait fi des règles du concours en accordant, en juin dernier, le contrat de conception de 3 millions de dollars à un autre groupe que l’équipe Daoust.

Dans ces documents, on retrouve des preuves comme quoi le cabinet du premier ministre a joué un rôle dans ce dossier. Il a même mis de la pression pour valider ses options et écarter le choix du jury.

Luc Désilets, député du Bloc québécois

« C’était mon hypothèse depuis le début de cette affaire. On en a maintenant les preuves », a ajouté le député bloquiste Luc Désilets.

Devant le malaise évident des fonctionnaires du ministère du Patrimoine canadien à aller à l’encontre de la décision du jury et la lenteur de ce ministère à endosser la décision controversée du gouvernement de jeter son dévolu sur un autre concept, le bureau du premier ministre a demandé en juillet 2022 une mise à jour.

« Je reviens aux nouvelles à propos du monument de l’Afghanistan. S’est-il passé quelque chose de nouveau depuis la réunion du niveau des SMA [sous-ministres adjoints] qui s’est tenue entre AC [Anciens Combattants] et PCH [Patrimoine canadien] la semaine dernière ? Le CPM [cabinet du premier ministre] nous demande si les choses avancent », écrit Alyssa Phillips, du Bureau du Conseil privé, dans un courriel envoyé à une collègue du ministère du Patrimoine canadien, le 14 juillet 2022.

Le bureau du premier ministre n’avait pas répondu aux demandes de commentaires de La Presse au sujet de ces documents au moment d’écrire ces lignes dimanche.

Un sondage qui change tout

Rappelons qu’au terme d’un concours de design lancé en 2019, un jury a sélectionné l’équipe Daoust, composée de l’artiste Luca Fortin, de Québec, de la firme d’architecture Daoust Lestage Lizotte Stecker, de Montréal, et de Louise Arbour, ex-haute-commissaire des Nations unies aux droits de l’homme, pour mener à bien ce projet.

Dans une note de service au ministre du Patrimoine canadien de l’époque, Pablo Rodriguez, le 24 novembre 2021, on évoquait d’ailleurs l’idée de faire l’annonce du choix du jury en décembre 2021.

Mais dès le début de 2022, le ministère des Anciens Combattants et le Bureau du Conseil privé évoquaient la possibilité d’accorder le contrat à une autre équipe, malgré la décision du jury, à la suite d’un sondage mené auprès d’anciens combattants.

Des fonctionnaires du ministère du Patrimoine canadien ont alors souligné que le gouvernement fédéral pourrait faire l’objet de recours judiciaires, en plus de prêter le flanc aux critiques, s’il empruntait cette voie. Dans les mois suivants, le ministère de la Justice a préparé des avis juridiques expliquant les conséquences d’accorder le contrat à un autre groupe.

Au bout du compte, le 19 juin dernier, le ministre des Anciens Combattants de l’époque, Lawrence MacAulay, a avisé les gagnants, deux heures avant l’annonce officielle, que le gouvernement du Canada, « après mûre réflexion », avait décidé de sélectionner le concept élaboré par une autre équipe, soit l’équipe Stimson. Cette équipe était composée de l’artiste visuel Adrian Stimson, un ancien combattant des Forces armées membre de la Première Nation des Siksikas en Alberta, du groupe d’architectes paysagistes MBTW, de Toronto, et des Projets LeuWebb, coordonnateurs en art public, également de la Ville Reine.

  • L’artiste visuel Adrian Stimson tenant une image du concept de son équipe

    PHOTO SEAN KILPATRICK, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

    L’artiste visuel Adrian Stimson tenant une image du concept de son équipe

  • Concept de l’équipe Stimson

    IMAGE FOURNIE PAR LE GOUVERNEMENT DU CANADA

    Concept de l’équipe Stimson

  • Le concept de l’équipe Stimson. Le monument sera situé à Ottawa, sur les plaines LeBreton.

    IMAGE FOURNIE PAR LE GOUVERNEMENT DU CANADA

    Le concept de l’équipe Stimson. Le monument sera situé à Ottawa, sur les plaines LeBreton.

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Le ministère des Anciens Combattants, qui est maintenant dirigé par Ginette Petitpas Taylor depuis le remaniement ministériel qui a eu lieu en juillet dernier, a justifié cette décision en disant que le concept de design de l’équipe Stimson était celui qui reflétait le mieux les commentaires formulés par les anciens combattants, leurs familles et les autres participants à la mission en Afghanistan, selon un sondage réalisé sur les cinq projets de design finalistes.

Échos

Depuis que La Presse a révélé, en août, que le gouvernement Trudeau avait bafoué ses propres règles en agissant de la sorte, il a fait face à une pluie de critiques de la part des partis de l’opposition, des artistes et des experts en design. L’affaire a même eu des échos dans certains magazines étrangers.

Les mêmes documents démontrent que le ministère des Anciens Combattants s’attendait à ce que des journalistes posent des questions quant au rôle du bureau du premier ministre dans une série de questions et de réponses proposées par les fonctionnaires.

« Le CPM a-t-il participé à ce dossier ? De quoi a-t-on discuté avec le CPM ? », demande-t-on dans une question.

« Le gouvernement du Canada a pris cette décision », propose-t-on uniquement comme réponse.

Durant sa comparution devant le comité des anciens combattants, le 31 octobre, la ministre des Anciens Combattants, Ginette Petitpas Taylor, a d’ailleurs offert exactement cette réponse quand le député bloquiste Luc Désilets l’a interpellée au sujet du rôle du bureau du premier ministre.