(Ottawa) Les préoccupations en matière de sécurité au sein de la communauté sikhe – et la nécessité de dissuader l’Inde – ont joué un rôle dans le choix de révéler publiquement un lien possible entre le gouvernement indien et le meurtre d’un Canadien, a déclaré le premier ministre Justin Trudeau dans une entrevue.

En septembre, M. Trudeau a fait la révélation stupéfiante à la Chambre des communes selon laquelle il existait des renseignements crédibles liant le gouvernement indien à la mort par balle du militant sikh Hardeep Singh Nijjar, le 18 juin, devant son gurdwara à Surrey, en Colombie-Britannique.

La communauté sikhe de la Colombie-Britannique était inquiète de ce qui pouvait arriver ensuite, a affirmé M. Trudeau, lundi, dans une entrevue de fin d’année avec La Presse Canadienne. Le premier ministre a déclaré que le message qu’il a livré ce jour-là à la Chambre des communes visait à constituer un « niveau de dissuasion » supplémentaire pour assurer une meilleure sécurité aux Canadiens.

Ces allégations ont aggravé les relations déjà tendues entre le gouvernement libéral et celui du premier ministre indien Narendra Modi, qui continue de nier tout lien avec l’assassinat.

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Le premier ministre indien Narendra Modi

Dans l’entrevue, M. Trudeau a indiqué que sa déclaration publique faisait suite à des semaines de « diplomatie discrète » qui consistait notamment à soulever les allégations avec l’Inde aux plus hauts niveaux.

Cela incluait une conversation que M. Trudeau a eue avec M. Modi lors du sommet du G20 à New Delhi, où les deux dirigeants se sont rencontrés à huis clos pendant 16 minutes.

« Nous savions que les conversations seraient difficiles, mais nous savions aussi que c’était un moment important pour l’Inde de démontrer son leadership sur la scène mondiale avec le G20 », a déclaré M. Trudeau.

« Et nous avons senti que nous pouvions utiliser cela comme une opportunité constructive de travailler ensemble. »

Lorsqu’il a été questionné à savoir si ces discussions étaient constructives, M. Trudeau a répondu sans détour : « Non ».

M. Trudeau a précisé qu’il avait décidé de faire cette annonce le 18 septembre parce qu’il s’attendait à ce que l’information soit éventuellement divulguée dans les médias. Il voulait que les Canadiens sachent que le gouvernement maîtrisait la situation.

Le Globe and Mail a révélé l’histoire peu avant que M. Trudeau ne se lève à la Chambre.

« Trop de Canadiens s’inquiétaient d’être vulnérables », a affirmé M. Trudeau lors de l’entrevue de cette semaine, ajoutant que la communauté sikhe de Colombie-Britannique avait fait part de ses préoccupations peu de temps après l’assassinat de M. Nijjar.

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Hardeep Singh Nijjar

« Nous avons estimé que toute la diplomatie discrète et toutes les mesures que nous avons mises en place – et nous avons veillé à ce que nos services de sécurité soient mis en place pour assurer la sécurité des personnes dans la communauté – nécessitaient un niveau de dissuasion supplémentaire, peut-être en disant publiquement haut et fort que nous savons : ou que nous avons des raisons crédibles de croire que le gouvernement indien était derrière cela, a-t-il déclaré. Et par conséquent, cela les empêche de continuer ou d’envisager de faire quelque chose comme ça. »

M. Trudeau a également souligné que le Canada avait averti l’Inde que ce qu’il savait finirait par être révélé, et que même si Ottawa avait réussi à maintenir les choses « au niveau diplomatique » avant le sommet du G20, il ne pouvait pas contrôler grand-chose après l’évènement.

M. Trudeau a aussi dit qu’il ne savait pas si cela serait révélé par des fuites, l’enquête publique sur l’ingérence étrangère ou parce que les choses avaient atteint un seuil « à partir duquel nous avions le devoir de protéger les Canadiens » en le rendant public.

D’importantes réponses diplomatiques

L’annonce de M. Trudeau le 18 septembre a été accueillie par des appels immédiats à des preuves, non seulement de la part de l’Inde, mais également de la part du chef conservateur Pierre Poilievre, qui a dit au chef libéral de « dire la vérité ».

L’Inde a réagi en suspendant temporairement ses services de visa au Canada et pour les citoyens canadiens du monde entier. Le Canada a également retiré l’essentiel de sa présence diplomatique en Inde après que New Delhi a menacé de retirer l’immunité diplomatique à ces personnes et à leurs familles. M. Trudeau a qualifié cette décision de violation de la Convention de Vienne.

« Ils ont choisi de nous attaquer et de nous saper avec une ampleur de désinformation dans leurs médias qui était comique », a affirmé M. Trudeau.

« [Cela] aurait été plus comique s’il n’avait pas eu de réelles implications sur la vie des gens et sur les relations entre nos deux pays, qui sont si profondes en termes de liens entre les peuples et de personnes qui dépendent du flux de connexions entre nous. »

L’Inde, qui est le pays le plus peuplé du monde, a réagi différemment lorsque les procureurs américains ont allégué le mois dernier qu’un responsable du gouvernement indien avait dirigé un complot visant à assassiner un éminent dirigeant séparatiste sikh vivant à New York. L’acte d’accusation américain a souligné un lien avec le cas de M. Nijjar.

Plutôt que de nier catégoriquement, l’Inde a accepté de créer un comité « de haut niveau » pour examiner la question américaine.

Un porte-parole du haut-commissariat indien à Ottawa a souligné les remarques faites par le ministre des Affaires étrangères du pays, la semaine dernière au parlement, sur le fait que les États-Unis avaient fourni des preuves et que le Canada ne l’avait pas fait.

« En ce qui concerne les États-Unis, certaines données nous ont été communiquées dans le cadre de notre coopération en matière de sécurité avec les États-Unis », a déclaré jeudi dernier le ministre indien des Affaires étrangères, Subrahmanyam Jaishankar, en réponse à une question d’un député.

« Ces informations nous préoccupaient parce qu’elles concernaient le lien entre le crime organisé, le trafic et d’autres questions. Par conséquent, étant donné que cela a une incidence sur notre propre sécurité nationale, il a été décidé d’ouvrir une enquête sur la question et une commission d’enquête a été constituée. »

Dans le cas du Canada, a soutenu M. Jaishankar, « aucune preuve ou information spécifique ne nous a été fournie ». Il a ajouté : « La question du traitement équitable de deux pays, dont l’un a fourni des données et l’autre non, ne se pose pas ».

Dans l’entrevue, M. Trudeau a déclaré que le Canada avait l’intention de révéler des preuves de la même manière que les États-Unis l’ont fait lorsque « nous atteindrons ces points de l’enquête ».

Il a noté que les autorités américaines avaient ouvert plus tôt leur enquête sur une tentative de meurtre.

« Le Canada enquête sur un meurtre et les enjeux sont différents, et notre système judiciaire a des processus différents, a-t-il déclaré. Mais c’est en train de se dérouler. »