(Québec) Le bras de fer qui oppose la juge en chef de la Cour du Québec Lucie Rondeau au ministre de la Justice Simon Jolin-Barrette concernant le bilinguisme exigé pour certains postes de juges monte d’un cran. Québec a annoncé lundi qu’il modifiera le projet de loi 96 réformant la Charte de la langue française « afin d’assurer que la maîtrise d’une langue autre que la langue officielle ne soit pas un obstacle systématique pour accéder à la fonction de juge au Québec ».

Le mois dernier, un juge de la Cour supérieure a donné un coup dur à Simon Jolin-Barrette – qui est aussi ministre responsable de la Langue française – en déclarant illégal le refus du ministre d’exiger le bilinguisme pour des postes de juge à Longueuil ou à Saint-Jérôme, comme le demandait la juge en chef Rondeau.

« Le ministre ne peut intervenir dans ce processus pour écarter certains besoins identifiés par la juge en chef », avait écrit le juge Immer dans sa décision. « La secrétaire [du comité de sélection des juges] agit de façon déraisonnable en suivant les instructions du ministre sans procéder à sa propre analyse », avait-il ajouté.

Le gouvernement pouvait porter la décision en appel, mais il ne le fera pas, puisqu’il procédera à des modifications législatives. « De tout temps, le pouvoir de nommer les juges a relevé exclusivement du pouvoir exécutif », a rappelé lundi le cabinet du ministre Simon Jolin-Barrette.

Modifications proposées

Par ses amendements au projet de loi 96, Québec entend ainsi réitérer que « le gouvernement a toute la latitude nécessaire pour agir afin d’éviter l’exigence systématique du bilinguisme pour accéder à la fonction de juge ».

« Le gouvernement amendera le projet de loi 96 afin de modifier le Règlement sur la procédure de sélection des candidats à la fonction de juge de la Cour du Québec, de juge d’une cour municipale et de juge de paix magistrat ainsi que la Loi sur les tribunaux judiciaires. Le gouvernement clarifie donc le règlement afin d’y apporter les modifications nécessaires afin d’assurer que la maîtrise d’une langue autre que la langue officielle ne soit pas un obstacle systématique pour accéder à la fonction de juge au Québec », a expliqué le cabinet du ministre de la Justice.

Concrètement, Québec propose entre autres d’inscrire à la Loi sur les tribunaux judiciaires que « la connaissance d’une autre langue que la langue officielle ne peut être exigée des candidats à la fonction de juge par le ministre de la Justice, sauf dans certaines circonstances définies » que sont « la nécessité, la raisonnabilité et la consultation du ministre de la Langue française ». Les modifications au Règlement sur la procédure de sélection des candidats à la fonction de juge de la Cour du Québec précisent également que « la connaissance d’une autre langue que la langue officielle ne peut être prévue dans l’avis de poste à pourvoir, sauf dans certaines circonstances définies », et que « l’évaluation des connaissances du candidat [au poste de juge] ne pourra comprendre sa connaissance d’une langue autre que la langue officielle, sauf si cette connaissance est prévue dans l’avis ».

Ces amendements, estime-t-on à Québec, répondront « au jugement de la Cour supérieure dans une logique de sain dialogue entre le pouvoir législatif et le pouvoir judiciaire » et prendront surtout « des moyens concrets pour que soit respecté le principe inscrit à la Charte de la langue française voulant que le français soit la langue de la justice ».

Par courriel, la Cour du Québec a répondu lundi qu’elle n’avait « aucun commentaire à faire à ce sujet ».

Une question de symboles

Pour le député Pascal Bérubé du Parti québécois, le ministre Simon Jolin-Barrette « n’impressionne personne » avec ces modifications au projet de loi 96, puisqu’il fait « le service minimum que n’importe quel ministre de la Justice devrait faire ». La députée de Québec solidaire Ruba Ghazal s’est de son côté dite d’accord avec les amendements proposés par Québec pour « qu’il n’y ait pas d’aspirants juges qui soient discriminés parce qu’ils sont unilingues francophones ».

« Le ministre veut régler ses comptes et le projet de loi devient un jouet pour lui. […] On est dans une situation de qui aura le dernier mot. Ce n’est plus de l’intérêt public, c’est de l’orgueil politique », a pour sa part dénoncé Gaétan Barrette du Parti libéral.

Selon le spécialiste en droit constitutionnel et ancien ministre Benoît Pelletier, il est trop tôt pour se prononcer si les modifications proposées par le ministre Jolin-Barrette concernant le bilinguisme systématique des juges seront contestées devant les tribunaux. Même si le projet de loi 96 prévoit le recours à la clause dérogatoire des Chartes québécoise et canadienne des droits et libertés, les droits linguistiques ne sont pas couverts par ces dispositions, a-t-il rappelé.

La question de fond, estime le professeur Pelletier, réside dans l’interprétation future de l’article 133 de la Loi constitutionnelle de 1867, qui prévoit une égalité entre le français et l’anglais devant les tribunaux au Québec. « Jusqu’à présent, l’article 133 a été interprété comme permettant aux juges, tout autant qu’au justiciable, de choisir l’anglais ou le français. Mais le juge peut entendre une cause en anglais et s’exprimer en français », a-t-il expliqué. Reste à voir si cette interprétation évoluera pour exiger d’un juge qu’il comprenne et s’exprime en anglais, si telle est la langue utilisée devant la Cour.

Au cabinet du ministre Jolin-Barrette, on a également rappelé lundi que la proportion de juges bilingues était de 87,9 % au Québec en 2016, comparativement à 61,1 % au Nouveau-Brunswick et à 37,3 % en Ontario. En Saskatchewan, seulement 8 % des juges sont bilingues.