(Ottawa) Deux visions se sont entrechoquées jeudi lors de la première journée de la Commission sur l’état d’urgence. D’un côté, le gouvernement soutient que le recours sans précédent à la Loi sur les mesures d’urgence était raisonnable pour mettre fin au « convoi de la liberté » à Ottawa et aux blocages des postes frontaliers ailleurs au pays. De l’autre, les manifestants estiment qu’il était totalement injustifié.

Espionnage et sabotage, influence étrangère clandestine, actes graves de violence ou tentative de renverser le gouvernement par la violence… Aucun des critères pour déclarer l’état d’urgence n’a été rempli, selon l’avocat de Freedom Corp, Brendan Miller. Cette organisation regroupe les participants au « convoi de la liberté ».

« Allez-vous entendre des preuves d’espionnage et de sabotage ? La réponse est non », a-t-il assené dans ses remarques d’introduction, répétant la même réponse pour chacun des critères.

Cette position est également défendue par les gouvernements de l’Alberta et de la Saskatchewan. « Aucun des pouvoirs créés en vertu de la Loi sur les mesures d’urgence n’était nécessaire et ils n’ont pas été utilisés pour mettre fin au blocage à Coutts », a souligné l’avocate du gouvernement albertain, Mandy England.

Les deux provinces estiment également que le gouvernement ne les a pas consultées comme le requiert la loi avant de déclarer l’état d’urgence dans tout le pays. Un appel du premier ministre Justin Trudeau aux provinces le 14 février « ne visait pas à consulter, mais à informer », a affirmé l’avocat du gouvernement saskatchewanais, Mike Morris.

L’avocat du gouvernement fédéral, Robert MacKinnon, a soutenu que sa preuve allait démontrer le contraire. La déclaration d’urgence était « une décision raisonnable et nécessaire alors que le pays entier vivait des circonstances volatiles et urgentes ». Ses témoins, dont le premier ministre Justin Trudeau et sept de ses ministres, vont décrire les menaces à la sécurité du pays, les blocages illégaux, la perturbation et l’intimidation au centre-ville d’Ottawa, les menaces à la frontière et l’impact négatif sur les échanges commerciaux, et la réputation internationale et l’économie du pays.

« C’était le désordre et le chaos », a rappelé l’avocat Paul Champ, qui représente les résidants et les commerces du centre-ville d’Ottawa. Environ 15 000 personnes habitent le centre-ville de la capitale fédérale. « Il y avait des bombonnes de propane, des bidons d’essence partout, il y avait des feux d’artifice en plein milieu de la nuit qui rebondissaient sur les immeubles et les fenêtres », a-t-il continué sans se prononcer sur le bien-fondé de la déclaration d’urgence.

L’avocat de l’ex-chef de la police d’Ottawa Peter Sloly, Tom Curry, a affirmé que ces évènements représentaient « une menace sans précédent à la sécurité nationale » et que la police d’Ottawa avait « des ressources limitées » pour gérer une occupation de cette ampleur.

L’accès aux documents confidentiels du Cabinet, un défi

La Commission sur l’état d’urgence fait face à deux grands défis : le temps et l’accès aux documents confidentiels du Cabinet. Le juge Paul Rouleau a noté dans son allocution d’ouverture que cette commission était la quatrième à chercher à obtenir de tels documents depuis le début de la Confédération.

Il s’agit d’un « processus complexe » pour la Commission, qui doit déterminer comment les documents classifiés peuvent être utilisés et diffusés. « Tous les documents ont dû être soigneusement examinés pour déterminer leur pertinence », a indiqué le juge Rouleau. La Commission a l’intention de « rendre le plus de renseignements possible accessibles », a assuré le juge.

PHOTO ADRIAN WYLD, LA PRESSE CANADIENNE

Paul Rouleau, juge de la Cour d’appel de l’Ontario, chargé de diriger la Commission sur l’état d’urgence

Quelques dizaines de personnes étaient présentes dans la salle d’audience pour l’ouverture des travaux, dont Tamara Lich, l’une des figures de proue du convoi de la liberté. Elle n’a pas voulu commenter sauf pour dire qu’elle avait hâte de témoigner. L’un de ses avocats, Keith Wilson, s’est adressé aux médias à la fin de l’audience.

« Je m’attends à ce que la Commission procède avec transparence et équité pour assurer que la vérité éclate », a-t-il déclaré en mêlée de presse. Ce sera aux Canadiens de « juger par eux-mêmes » si « le gouvernement est allé trop loin et a dépassé les limites ».

Les 65 témoins sur la liste ne seront toutefois pas tous appelés à donner leur version des faits étant donné le temps limité de 300 jours accordé à la Commission pour mener à bien son mandat, a tenu à préciser le juge Paul Rouleau. Le premier ministre Justin Trudeau et ses sept ministres qui sont sur la liste des témoins seront parmi les derniers à répondre aux questions de la Commission.

Ce court laps de temps alloué pour la tenue des travaux constitue « le plus grand défi » auquel elle fait face. La mise sur pied d’une enquête publique fait partie des garde-fous inclus dans la Loi sur les mesures d’urgence. « La loi n’autorise aucune extension », a fait remarquer le juge Paul Rouleau. Il a cité au passage le temps qui avait été alloué à d’autres commissions, comme l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées, dont le mandat s’était échelonné sur près de trois ans.

À titre de comparaison, la Commission sur l’état d’urgence a 300 jours pour exécuter ses travaux. Elle a été créée en avril et son rapport doit être déposé au Parlement par le gouvernement au plus tard le 20 février 2023. Le juge Rouleau entend remettre son rapport au Cabinet deux semaines plus tôt, soit le 6 février.

Les trois autres commissions qui ont eu accès à des documents confidentiels du Cabinet

  • Commission Gomery sur le programme de commandites (2004-2006)
  • Commission Oliphant sur les transactions entre l’ex-premier ministre Brian Mulroney et l’industriel Karlheinz Schreiber (2008-2010)
  • Commission McDonald sur la Gendarmerie royale du Canada (1977-1981)
En savoir plus
  • 371
    Nombre de commissions d’enquête fédérales depuis la Confédération
    SOURCE : Robert MacKinnon, avocat du gouvernement du Canada