(Ottawa) Deux conseillers municipaux d’Ottawa ont raconté avoir relayé en vain des centaines de plaintes de citoyens aux autorités durant le « convoi de la liberté », lors de la deuxième journée d’audience de la Commission sur l’état d’urgence. Leur témoignage s’est ajouté à celui de deux citoyennes et de représentants des commerces locaux qui ont décrit l’anarchie qui régnait dans leurs quartiers durant ces trois semaines.

« Les camions n’auraient jamais dû avoir la permission d’entrer dans la ville », a affirmé la conseillère du quartier Somerset, Catherine McKenney⁠⁠1. Selon Catherine McKenney, l’ex-chef de la police d’Ottawa, Peter Sloly, a commis une erreur en associant le droit de manifester garanti par la Charte canadienne des droits et libertés à celui de permettre l’entrée d’un nombre important de poids lourds dans le centre-ville de la capitale fédérale.

« À ce jour, je n’ai toujours pas obtenu de document légal de la Commission des services policiers d’Ottawa ou du Service de police d’Ottawa expliquant cette décision », a déploré le conseiller de Rideau-Vanier, Mathieu Fleury, en contre-interrogatoire avec l’avocat de M. Sloly.

« Quand les camionneurs ne peuvent pas se rendre à Queen’s Park ou à l’Assemblée nationale, alors on sait que la perception de notre chef de police sur la Charte était un peu nuancée », a-t-il ajouté plus tard.

Il est allé jusqu’à décrire les camions comme des « armes » utilisées pour intimider la population en faisant du bruit, avec leurs émanations de gaz carbonique et en bloquant l’accès à des commerces. Il a parlé de « microagressions » qui se produisaient tous les jours.

« Arriver devant quelqu’un, puis retirer son masque, pour moi c’est un exemple de microagression », a-t-il répondu en français à l’avocat unilingue anglais de Freedom Corp, l’organisation qui regroupe les participants du « convoi de la liberté », lors d’un échange tendu.

« C’était l’anarchie »

Plus tôt dans la journée, deux résidantes du centre-ville d’Ottawa ont décrit à quel point les nombreux camions installés dans les rues avaient perturbé leur quotidien. Elles ont décrit l’anarchie qui régnait dans leur quartier, et l’absence de réaction de la police et des agents responsables d’appliquer les règlements municipaux.

« Porter un masque faisait de vous une cible », a expliqué Zexi Li, une jeune fonctionnaire fédérale qui est devenue la figure de proue des citoyens exaspérés en obtenant une injonction pour faire cesser les klaxons. Elle a comparé l’ambiance qui régnait dans son quartier durant les trois semaines du convoi de camions au film d’horreur américain The Purge.

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Zexi Li

Elle a également décrit comment des résidants de son immeuble de logements, exaspérés, se sont mis à lancer des œufs sur les manifestants plus bas. « La police est venue pour poser des questions », a-t-elle raconté. Les agents avaient reçu une plainte et enquêtaient sur cet incident alors qu’ils laissaient les manifestants bloquer le centre-ville, faire des feux de camp près de bidons d’essence en pleine rue, utiliser des feux d’artifice, uriner et déféquer sur la voie publique.

« Nous nous sentions vraiment abandonnés à ce moment-là », a-t-elle dit.

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Victoria De La Ronde

« Je sursaute encore lorsque j’entends un klaxon fort et lorsque je sens l’odeur de l’essence », a décrit Victoria De La Ronde, une retraitée de la fonction publique qui a perdu une partie de son ouïe à cause du bruit qui pouvait atteindre par moments une centaine de décibels.

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Nathalie Carrier

Nathalie Carrier, directrice de la Zone d’amélioration commerciale du quartier Vanier, où un autre camp avait été installé par les manifestants, a décrit avec émotion les propos tenus par le chef de la police d’Ottawa de l’époque, Peter Sloly, lors d’une réunion avec des commerçants.

Je me rappelle avoir eu peur. Parce que je me souviens du chef qui a dit à un moment donné : “Vous avez peur, je comprends, j’ai peur aussi”, et je me suis dit : si le chef de la police a peur, quelque chose de plus gros qu’une manifestation est en train de se produire.

Nathalie Carrier

À sa sortie de la salle, elle s’expliquait mal comment l’ampleur du convoi avait pu échapper aux autorités. « N’importe qui qui lisait les médias sociaux et qui savait qu’il y avait un train de 70 km [de long] qui s’en venait dans notre direction avait raison de croire que ça pourrait être pas mal plus que 30 camions », a-t-elle affirmé en mêlée de presse.

Le Centre Rideau, le plus gros centre commercial de la ville avec 300 commerces et près de 3000 employés, a dû être fermé dès le premier samedi du convoi de camions, incapable de gérer l’afflux de manifestants à l’intérieur. Cette fermeture a coûté 2 millions par jour, a-t-elle rappelé.

Lorsqu’il a demandé pourquoi les règlements municipaux n’étaient plus appliqués, le conseiller Mathieu Fleury s’est fait répondre par les fonctionnaires que tout « était sous le commandement de la police » et qu’ils avaient besoin de son feu vert pour aller dans la zone de la manifestation. Or, la police avait concentré ses effectifs près de la colline du Parlement, a expliqué la conseillère Catherine McKenney.

La Loi sur les mesures d’urgence a été perçue pour la première fois comme une solution à la crise lors d’une réunion du conseil municipal le 7 février, soit environ une semaine après le début de la manifestation. Une motion pour demander au gouvernement fédéral d’y recourir avait été défaite à 12 contre 12.

La Commission sur l’état d’urgence doit déterminer si le gouvernement avait raison de recourir à cette loi pour la première fois de son histoire afin de mettre fin au « convoi de la liberté » à Ottawa et aux blocages de postes frontaliers ailleurs au pays. Ses travaux se poursuivront lundi.

1. Catherine McKenney s’identifie comme transgenre et non binaire. Elle utilise les pronoms they et them en anglais, qui ne sont ni masculins ni féminins. En français, les équivalents pourraient être iel et iels.