(Ottawa) Le gouvernement fédéral veut tenter de récupérer l’argent versé en trop pour le développement de l’application ArriveCAN, dont la facture a fini par frôler 60 millions. C’est ce que réclame le Bloc québécois. Mais quelles sont les chances de réussite ? Plutôt mitigées, si on se fie aux efforts de recouvrement après le scandale des commandites.

Les démarches entamées par Ottawa en 2005 devant la Cour supérieure du Québec lui ont permis de récupérer un peu plus de 8 millions de dollars auprès des firmes de communication et des publicitaires impliqués, selon un rapport du ministère des Services publics et de l’Approvisionnement.

Or, ce sont 332 millions qui avaient été dépensés dans le cadre du programme des commandites, lancé après le référendum de 1995 afin d’augmenter la visibilité du gouvernement fédéral dans de nombreux évènements au Québec. Une partie de cette somme avait été détournée par des agences de publicité et ultimement redirigée vers la caisse du Parti libéral du Canada, comme l’avait démontré la commission Gomery.

La Presse rapportait en 2011 que le gouvernement espérait récupérer au départ jusqu’à 49 millions grâce à sa poursuite civile. Les dernières sommes ont été recouvrées en 2017 auprès de Jacques Corriveau, soit 12 ans plus tard. Le gouvernement a annulé sa requête en recouvrement par la suite.

M. Corriveau, un ancien organisateur libéral fédéral, avait été reconnu coupable de trafic d’influence, de fabrication de faux documents et de recyclage des produits de la criminalité. Il avait porté cette condamnation en appel, mais était mort l’année suivante à l’âge de 85 ans. Le gouvernement avait récupéré un peu plus de 1,3 million, dont 650 000 $ après que sa maison eut été confisquée par les autorités et vendue.

En tout, Ottawa a récupéré 6,75 millions auprès de 27 personnes ou entités grâce à des ententes à l’amiable, dont plus de 1,1 million de Jean Brault, ex-président de Groupaction Marketing, qui avait lui aussi été condamné. Le reste provient du Parti libéral du Canada qui a remis 1,1 million de façon volontaire à la suite des conclusions du juge John Gomery et 248 000 $ par ordonnance de la cour.

Un autre effort de recouvrement plus récent a été lancé en novembre 2023 par le Procureur général du Canada pour récupérer une subvention de 122 000 $ accordée au Community Media Advocacy Centre (CMAC). Le financement lui avait été retiré après que des propos antisémites et francophobes publiés sur les réseaux sociaux par l’un de ses principaux consultants, Laith Marouf, eurent été portés à l’attention du gouvernement. Les démarches se poursuivent devant la Cour supérieure du Québec.

Le jeu en vaut-il la chandelle ?

Dans le cas de l’application ArriveCAN, le recouvrement des sommes versées en trop n’apparaît pas comme la meilleure avenue pour la professeure titulaire à l’École d’études politiques de l’Université d’Ottawa Geneviève Tellier. « Dans tout cas de poursuite judiciaire, la question du coût-bénéfice se pose : est-ce qu’on continue les démarches judiciaires, combien ça va nous coûter, combien ça va nous rapporter et quel message ça envoie », résume-t-elle.

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La professeure titulaire à l’École d’études politiques de l’Université d’Ottawa, Geneviève Tellier

Je ne suis pas si enthousiaste que ça par rapport à cette idée-là parce que, premièrement, ce n’est pas beaucoup d’argent comparé au budget total du gouvernement. Je pense qu’on ferait peut-être mieux de regarder ailleurs où ce serait plus efficace et de corriger la situation.

Geneviève Tellier, professeure titulaire à l’École d’études politiques de l’Université d’Ottawa

Elle estime que le gouvernement doit se poser « de sérieuses questions sur les consultants externes » qui ont touché une commission sur les contrats fédéraux simplement pour recruter des travailleurs en informatique. La firme GC Strategies, qui a obtenu la plus large part des contrats pour ArriveCAN, a touché 2,5 millions en deux ans pour jouer les intermédiaires.

Comme dans le cas du programme des commandites, la vérificatrice générale a fait état de certaines irrégularités dans la facturation. L’enquête ouverte par la Gendarmerie royale du Canada a été élargie, a indiqué récemment son commissaire dans une entrevue au réseau CTV.

« Nous allons faire une enquête approfondie sur cette affaire et nous assurer que s’il y a des accusations à porter, nous porterons les accusations appropriées », a ajouté Michael Duheme.

Le Bloc presse le gouvernement d’agir

Poursuite criminelle ou pas, le recouvrement des sommes versées en trop pour ArriveCAN vaut la peine d’être tenté, selon le chef du Bloc québécois, Yves-François Blanchet.

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Le chef du Bloc québécois, Yves-François Blanchet

C’est absolument nécessaire. Si on essaie, on n’est pas sûr de réussir. Si on n’essaie pas, on est sûr de ne pas réussir.

Yves-François Blanchet, chef du Bloc québécois, en entrevue

« Et ne pas essayer, c’est dire à des gens qui font des arnaques et qui se mettent les mains dans les poches du gouvernement, donc dans les poches des contribuables, qu’ils peuvent se sauver avec notre argent et personne ne va les déranger. »

ArriveCAN est une application pour téléphones intelligents créée en 2020 dans l’urgence de la pandémie. Les voyageurs devaient y indiquer leur statut vaccinal et leurs coordonnées à leur arrivée au Canada, avant d’effectuer une quarantaine.

Avec William Leclerc, Vincent Larouche, Joël-Denis Bellavance, La Presse, et La Presse Canadienne