La rupture entre Brian Mulroney et Lucien Bouchard est d’autant plus brutale que les deux hommes paraissaient liés par une amitié sans faille depuis leurs études de droit à l’Université Laval. La réception du mariage de Bouchard avec Audrey Best s’était même tenue au 24, Sussex, une proposition du premier ministre.

Un évènement déclencheur de la fracture : un télégramme envoyé par Bouchard de Bergen, en Norvège, aux péquistes réunis en conseil national à Alma afin de souligner le 10anniversaire du référendum de 1980.

Dans ses mémoires, À visage découvert, Bouchard explique que la tension montait depuis longtemps entre Mulroney et lui. Il insiste sur ses inquiétudes quant aux conclusions du comité Charest – un rapport que dénoncera d’ailleurs Robert Bourassa. Bouchard raconte qu’à Bergen, en visite comme ministre de l’Environnement, il s’était subitement souvenu de son projet d’envoyer un télégramme pour souhaiter la bienvenue aux péquistes dans sa région.

Dans son message, il souligne la générosité du Oui de 1980 et souligne : « La mémoire de René Lévesque nous unira tous en fin de semaine. Il a fait découvrir aux Québécois le droit inaliénable de décider eux-mêmes de leur destin. » Dans son autobiographie, Bouchard souligne ne jamais avoir compris pourquoi son message, lu par Jacques Parizeau devant les délégués, avait soulevé un tel tollé au Canada anglais.

PHOTO CHARLES MITCHELL, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

Le cabinet Mulroney prenant la pose en janvier 1989. Lucien Bouchard (quatrième à partir de la droite, troisième rangée) est alors ministre de l’Environnement.

Pierre Duchesne présente une tout autre réalité dans sa biographie de Jacques Parizeau. Le texte du télégramme avait été approuvé au préalable entre Bouchard et les conseillers de Parizeau, bien avant l’évènement. Deux semaines avant sa démission, Bouchard « entre en communication avec le bureau de Jacques Parizeau pour préparer minutieusement sa sortie du gouvernement Mulroney. Rien n’a été improvisé », écrit Duchesne.

C’est Claude Beaulieu, conseiller de Parizeau, qui a, pour l’essentiel, écrit le texte du fameux télégramme. « J’étais foudroyé, incapable d’en croire mes yeux », raconte Mulroney. « Je commençais à me sentir mal. Pendant quelques brèves secondes, j’éprouvais de la difficulté à respirer », raconte l’ex-premier ministre dans ses mémoires, estimant avoir « été stupide de placer [sa] loyauté et [son] amitié dans un homme incapable de rendre la pareille […] le pays en a payé le prix ».

Sans véritablement renouer, les deux hommes échangeront plus tard. Bouchard envoie une lettre émouvante à Mulroney quand, au printemps 2005, ce dernier, souffrant d’une grave pancréatite, passe près de trois mois à l’hôpital.

L’entente du lac Meech, elle, devient caduque le 23 juin 1990. À Winnipeg, un député autochtone, Elijah Harper, a bloqué son adoption. La législature de Terre-Neuve ne votera jamais, en dépit des engagements de Clyde Wells.

L’échec de Charlottetown

Après quelques mois, le gouvernement Mulroney relance le dossier constitutionnel. Il souhaite une entente avant les élections générales de 1993. Robert Bourassa refuse d’abord de participer aux discussions. Encore une fois, les dons de négociateur de Mulroney lui permettent d’aligner tout le monde autour d’une proposition qui fait consensus.

Bourassa l’acceptera finalement même si la « société distincte » devient une clause d’interprétation de la Constitution aux côtés du multiculturalisme. Les provinces pourront se retirer, avec compensation, des programmes fédéraux et le Québec est assuré de conserver pour toujours 24 % des sièges aux Communes, sans égard à son poids démographique.

Bourassa tergiverse longtemps, « bouge dans toutes les directions comme un Jello », ironise Mulroney.

Avec des sondages positifs en poche, Mulroney va soumettre l’entente, signée à Charlottetown, à un référendum pancanadien. Mais la campagne bat de l’aile rapidement. L’enregistrement d’une conversation téléphonique entre deux proches conseillers de Robert Bourassa est envoyé à une station de radio de Québec. « On s’est écrasés », dit le constitutionnaliste André Tremblay à la fonctionnaire Diane Wilhelmy. L’entente tombe en vrille, une chute de 15 points dans l’opinion publique québécoise.

Mulroney doit visiter Bourassa qui est « visiblement découragé » pour « le secouer un peu [mais] rien n’y fait », écrit-il dans ses mémoires. Le 26 octobre 1992, l’entente de Charlottetown est rejetée par 55 % des Canadiens. Au Québec, 57 % des électeurs votent contre. Devant ses députés, Brian Mulroney affirme se préparer à ses troisièmes élections. Il n’en est rien. Il se prépare à démissionner.

Fin de parcours

Mulroney quitte son poste en juin 1993, après avoir appuyé dans les coulisses Kim Campbell, ministre de la Défense et ex-ministre de la Justice, élue en Colombie-Britannique, pour lui succéder. Inquiet devant le manque d’aspirants, il convainc Jean Charest de se porter lui aussi candidat. Campbell, qui proposait « une nouvelle façon de faire de la politique », se révèle une candidate médiocre en campagne électorale contre Jean Chrétien. Les conservateurs sont balayés et ne conservent que deux sièges aux élections.

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Kim Campbell et Brian Mulroney, peu de temps avant la transition officielle des pouvoirs entre les deux progressistes-conservateurs, en juin 1993, à Ottawa

Dans ses mémoires, publiés en 2007, Mulroney admet avoir fait fausse route en pensant que Meech pourrait être adopté en dépit des aléas politiques. « Rétrospectivement, j’aurais dû, assez tôt dans le processus, en référer à la Cour suprême, en invitant les meilleurs juristes du pays à déclarer quelle version, celle du gouvernement ou celle de Pierre Trudeau, était la bonne. » « Je regrette profondément de ne pas avoir pris les mesures nécessaires pour dépolitiser cette question », écrit Mulroney. Plus tard, le juge en chef Brian Dickson dira publiquement que la Cour était clairement favorable à l’interprétation du gouvernement.

Dix-sept ans après l’échec de Meech, Brian Mulroney disait néanmoins avoir bon espoir que le jugement de l’histoire lui serait favorable. « Je n’ai pas gouverné pour obtenir de bonnes manchettes dans dix jours, mais pour que nous ayons un meilleur Canada dans dix ans, écrit-il. J’en ai payé le prix avec l’hostilité des médias et la désapprobation publique. Mais je l’ai fait volontairement, en toute connaissance de cause. Le leadership, c’est une question de courage, de force et de détermination. »