Quand il rentre à la maison, François Legault est plutôt convaincu d’accepter l’offre. Son défi sera d’être lui-même convaincant.

« Mon épouse, ce n’est pas elle qui m’a suggéré d’aller en politique. Ce n’était pas son premier choix, c’est certain », dit-il en entrevue, sans vouloir entrer dans les détails.

C’est un euphémisme.

Isabelle Brais a un choc lorsqu’il lui annonce sa décision. François Legault en témoigne de façon directe lors d’entretiens avec La Presse en 1998 puis en 2000.

« Elle s’est installée devant moi et elle est partie à pleurer. Elle m’a dit : “ Tes deux gars t’aiment tellement, François. Tu ne peux pas faire ça. ” »

François Legault reconnaît que la décision est « difficile ». « Je réalise que pour ma vie familiale et tout ça, je fais un genre de sacrifice. »

Mais comme il a été « gâté par la vie » avec son succès en affaires, il se dit qu’il est temps pour lui de « redonner à la société ».

Et même si Isabelle n’était pas d’accord avec mon choix, je suis allé en politique parce que je voulais être capable de me regarder dans le miroir en me levant le matin.

François Legault

Aujourd’hui, François Legault se borne à dire qu’il a « convaincu » sa femme que « c’est une bonne idée » de s’engager en politique. « L’idée, c’était d’aider le Québec, aider à ce qu’on soit plus riche, avoir une meilleure qualité de vie pour les Québécois. Je voulais redonner. »

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François Legault et sa femme Isabelle Brais le soir du scrutin de 2012

Dans son livre Cap sur un Québec gagnant – Le Projet Saint-Laurent (Boréal, 2013), François Legault raconte son saut en politique à la va-vite, en quelques paragraphes seulement. Il accepte l’offre de Lucien Bouchard « avec l’ambition d’apporter [sa] contribution et de rendre plus efficaces les services publics [qui] rendaient peu de comptes aux citoyens », écrit-il.

L’affaire est maintenant scellée. Le chef de cabinet de Lucien Bouchard, Hubert Thibault, prépare le remaniement. Jean Royer explique à François Legault les rouages du Parti québécois dont il expérimentera bien vite la complexité. Le vétéran Jean-Roch Boivin lui donne un coup de main pour envoyer des lettres de démission aux entreprises où il est administrateur et « régler toutes les choses avant l’annonce », se souvient François Legault. La recrue va sauter sur la glace.

Une surprise

C’est jour de remaniement ministériel à Québec. Une opération mineure qui réserve néanmoins une surprise, résument les correspondants parlementaires.

Les gros canons restent en place, dont Jean Rochon à la Santé et Pauline Marois à l’Éducation, mais trois petits nouveaux font leur entrée au saint des saints.

Il y a Nicole Léger (ministre déléguée à la Famille) et Joseph Facal (ministre délégué aux Affaires intergouvernementales canadiennes), mais c’est l’arrivée d’un homme d’affaires qui fait le plus jaser. Pour la première fois depuis 1985, un non-élu obtient un poste de ministre à Québec. C’est un événement rare à Québec — Richard Legendre (2001), David Levine (2002) et Yves Bolduc (2008) ont été peu de temps des ministres non élus.

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François Legault, Nicole Léger et Joseph Facal, lors de l’annonce du remaniement ministériel de septembre 1998

Pour Lucien Bouchard, la chose n’est pas inusitée. Le premier ministre conservateur Brian Mulroney lui avait accordé ce raccourci dix ans plus tôt à Ottawa. M. Bouchard, ambassadeur à Paris, était entré au gouvernement comme secrétaire d’État du Canada alors qu’il n’était pas député — il l’est devenu quelques mois plus tard à l’issue d’une élection partielle.

Quand on veut avoir quelqu’un vraiment, frapper l’imagination, le sortir du lot, il faut lui faire prêter serment avant qu’il soit élu. On ne fait pas ça souvent. Je ne l’ai fait qu’avec François Legault.

Lucien Bouchard

Jean-François Lisée se souvient qu’à la même époque, le premier ministre refuse un tel traitement de faveur à la syndicaliste Monique Simard.

« Monsieur Legault symbolise la garde montante des entrepreneurs québécois », déclare Lucien Bouchard dans son discours au Salon rouge lors de la cérémonie de prestation de serment. « Il représente l’élan et l’ambition économique du Québec. […] Son arrivée est un vote de confiance dans la stratégie économique du gouvernement québécois. »

Seulement une quinzaine de députés assistent à l’évènement. Une cinquantaine de sièges réservés aux élus péquistes sont vides au Salon rouge, relèvent les correspondants parlementaires.

Bien des députés d’arrière-ban digèrent mal que Lucien Bouchard ait déroulé le tapis rouge à un non-élu.

Jean Garon — qui s’apprête alors à quitter l’Assemblée nationale pour devenir maire de Lévis — en témoigne sur la place publique. « Les députés étaient furieux. Les députés qui attendaient et qui se faisaient dire “ votre tour va venir ” étaient furieux. C’est comme si on leur disait : vous n’êtes pas assez bons. »

La grogne est telle que le président du caucus, François Gendron, envisage de convoquer une réunion d’urgence, une option finalement écartée.

Chef du Parti libéral du Québec depuis cinq mois, Jean Charest remue le couteau dans la plaie. La nomination de François Legault est un « désaveu assez mordant » pour les députés péquistes, lance-t-il.

Il faut dire que le chef libéral tente lui aussi de recruter des entrepreneurs à ce moment. Son chasseur de têtes est l’homme d’affaires Charles Sirois. C’est avec le même Charles Sirois que François Legault lancera 13 ans plus tard le mouvement Coalition pour l’avenir du Québec, qui deviendra rapidement un parti politique.

Lucien Bouchard justifie à l’époque le raccourci accordé à François Legault en invoquant le « caractère exceptionnel du candidat ».

La piste d’atterrissage

Mais il y a une autre source de friction au caucus péquiste : quelle sera la piste d’atterrissage de l’ex-patron d’Air Transat ?

L’opération est délicate. Une autre recrue de Lucien Bouchard issue du monde des affaires, un certain Régis Labeaume — qui deviendra maire de Québec 10 ans plus tard —, mord la poussière à cette époque lors d’une assemblée d’investiture du Parti québécois dans Montmorency, à Beauport. Le président de l’association locale, qui a des racines plus profondes dans le parti, l’emporte et devient candidat ; il s’agit de Jean-François Simard, aujourd’hui député caquiste.

L’émissaire de M. Bouchard, Jean-Roch Boivin, tente de convaincre le député de Masson de céder sa forteresse à François Legault. Or Yves Blais résiste, furieux que l’on essaie de le « tasser ». Il parvient finalement à conserver son siège. Il connaîtra un destin tragique quelques semaines plus tard, succombant à un infarctus en pleine campagne électorale.

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Lucien Bouchard et Jean Charest lors du débat des chefs avant les élections de novembre 1998

C’est finalement le député Lévis Brien qui cède à François Legault sa circonscription de Rousseau, dans Laurentides-Lanaudière. On suppute pendant un court moment sur la tenue éventuelle d’une élection partielle, mais Lucien Bouchard veut prendre de court Jean Charest et décide de déclencher des élections générales le 28 octobre, pour un scrutin le 30 novembre.

François Legault remporte sa première élection. Lucien Bouchard reste au pouvoir : il gagne une majorité de sièges même si le parti de Jean Charest obtient plus de votes. Il catapulte François Legault à l’Éducation. L’histoire nous ramène alors à Mont-Jésus-Marie : il y a controverse lorsque l’on apprend que le nouveau ministre envoie ses enfants à l’école privée…

Rectificatif :
Une version antérieure de ce texte omettait de mentionner que Richard Legendre (2001), David Levine (2002) et Yves Bolduc (2008) ont été nommés ministres
sans avoir été élus. Nos excuses.