«Qui a brisé le monde?» demande le prof, David Veillette, à une poignée de jeunes Inuits, de grands ados en séjour temporaire dans un centre de réadaptation du Nunavik.

Sa question paraît plus dramatique qu'elle ne l'est en réalité. Car le monde brisé auquel il fait référence, c'est un globe terrestre gonflable dont l'air a fui à travers une déchirure.

David Veillette a l'habitude d'utiliser ce ballon pour enseigner la géographie. Il le lance à un élève en disant: Algérie! Ou: Australie! Le jeune tourne alors le globe dans tous les sens pour situer un pays qui, vu de sa perspective, du haut du 62e parallèle, pourrait tout aussi bien se trouver dans une autre galaxie.

C'est qu'ici, nous sommes carrément au bout du Québec. Le bâtiment vert et gris du centre Sapummivik domine le village de Salluit, logé au creux d'un fjord qui débouche sur le détroit d'Hudson. Autour, il n'y a qu'une étendue infinie de rochers et de glace. Et au-delà du détroit, invisible à l'oeil nu, il y a la terre de Baffin.

Quand j'ai quitté Montréal, un dimanche de la fin du mois de mai, les lilas avaient déjà fini de fleurir et les boutons des pivoines étaient sur le point d'exploser. Huit heures et cinq escales plus tard, j'ai atterri dans un village de tuques, de mitaines et de doudounes. La neige avait fondu peu avant mon arrivée, mais la baie du fjord était encore prise dans un bon pied de glace. De la fenêtre du centre Sapummivik, les motoneiges qui glissaient dessus ressemblaient à des fourmis.

Lundi matin, me voici donc dans la classe de David Veillette, qui brandit un ballon crevé aux continents enfouis dans des replis de plastique. Qui a percé le trou par où a fui l'air du ballon?

«Pas moi», protestent les jeunes. Puis, l'un d'entre eux, Lucassie, a cette idée qui fait rire tout le groupe: «On n'a qu'à réparer le monde avec un Band-Aid.»

À 13 ans, Lucassie est le cadet des sept garçons qui séjournaient au centre Sapummivik au moment de mon passage. Sept jeunes qui ont tous vu leur monde, le vrai cette fois, éclater en mille morceaux. Ils ont connu la négligence ou les sévices, ont été témoins de suicides ou d'agressions, ont des parents «sur le party» ou ont eux-mêmes tendance à s'abîmer dans les vapeurs de solvant.

Certains sont ici parce qu'ils sont dangereux pour la société, d'autres parce qu'ils ne sont pas en sécurité à la maison. Tous ont en commun le fait d'être des «cas» lourds, impossibles à loger en famille d'accueil dans l'état où ils se trouvent.

À 13 ans, Lucassie a déjà un historique de vols et de consommation de drogue à son actif. Mais c'est aussi un garçon brillant dont le sourire fait craquer tous ses éducateurs.

Plusieurs de ces garçons reviennent de loin. Prenez Tomassie, un adolescent de 14 ans perpétuellement emmitouflé dans un chandail kangourou.

Tomassie a été élevé par sa mère à Inukjuak, un village de la baie d'Hudson. Il y a trois ans, son grand frère s'est suicidé. La dernière fois qu'il a parlé à Tomassie, c'était pour lui crier: «Va te faire foutre.» Puis il s'est tiré une balle dans la tête.

Secouée, la mère a craqué. Elle a mis le cap sur Montréal. Resté avec sa famille élargie, Tomassie a digéré le choc comme il a pu: alcool, pot, petits vols. Puis il a atterri à Sapummivik.

Il y a aussi Willie, 15 ans, originaire d'Akulivik, sur la baie d'Hudson. La grand-mère qui l'élève boit beaucoup. Trop. Il a grandi un peu à la va-comme-je-te-pousse, au milieu d'adultes plus ou moins toxicomanes.

Willie sursaute au moindre bruit. Et il multiplie les fugues. Dans son ancien foyer de groupe, il lui arrivait de disparaître, pieds nus dans l'hiver arctique. Quand on le retrouvait, il était couvert d'engelures.

Et puis, il y a Yossipi, originaire de Quaqtaq, sur la baie d'Ungava, où il a été élevé par une tante qui l'a adopté à sa naissance. C'est lui-même qui, à l'âge de 11 ans, a appelé un enseignant pour se plaindre de ce que, dans son frigo, il y avait beaucoup à boire et rien à manger. Le prof a alerté la DPJ. Et la famille a perdu la garde de ses trois enfants. Yossipi se sent-il responsable de l'éclatement de sa famille? Chaque fois qu'on lui trouve une famille d'accueil, il fugue, provoque. Jusqu'à ce que ses parents de passage le renvoient à la DPJ.

Contexte explosif

Des histoires comme celles-ci, on en trouve aussi dans ce qu'on appelle ici «le Sud.» Mais l'isolement des 14 villages du Nunavik, les maisons surpeuplées, la haute concentration de problèmes sociaux, tout ça crée un contexte explosif.

D'autant plus que les éducateurs locaux, majoritaires à Sapummivik, sont issus du même terreau que leurs «clients», comme le souligne la conseillère clinique Gentiane Perrault.

«J'ai des travailleurs dont le mari ou l'enfant s'est suicidé; certains ont été aussi malmenés que mes jeunes. C'est difficile pour eux de réagir de façon adéquate alors qu'ils n'ont pas encore réglé leur propre souffrance.»

Son patron, Jimmy Atagotaaluk, coordonnateur du centre, confie qu'il se sent souvent coincé entre l'arbre et l'écorce. Avec sa cinquantaine d'employés inuits, Sapummivik est l'employeur principal dans ce village d'un millier d'habitants où tout le monde se connaît. Dans des situations délicates, quand Jimmy doit sévir contre un employé, par exemple, la pression monte. Il se sent montré du doigt au Northern ou à la Coop - les deux seuls magasins du village. «C'est difficile de garder mes amitiés.»

Mais en même temps, sans leurs collègues capables de décoder les jeunes et de communiquer en inuktitut, les éducateurs blancs se retrouveraient... dans le noir.

Avec une patience infinie, les éducateurs, blancs et inuits, s'évertuent donc à reconstruire les vies fracassées de ces jeunes. À commencer par leur estime d'eux-mêmes, qui est «petite comme ça», dit David Veillette en approchant le pouce à quelques millimètres de l'index.

Ce lundi matin-là, donc, David essaie d'intéresser ses élèves aux incendies de forêt qui ravagent le sud de la province. Les jeunes tapent «fire» et «forest» dans Google, sans enthousiasme. Un des garçons sort à répétition de la classe pour aller péter bruyamment dans le couloir. Un autre se couche sous la table. Impassible, David essaie de garder le cap.

À l'écart de la classe, Noah, un gaillard de 16 ans qui terrorisait ses parents pour leur soutirer de l'argent et acheter du pot, tente de boucher le trou du globe terrestre en plastique. Il l'inspecte, cherche le bon endroit où fixer le ruban adhésif.

Puis, il le tend, tout rond, au-dessus de sa tête. Un des élèves s'écrie «Regardez, Noah a réparé le monde!» Et l'adolescent bombe fièrement le torse.

* Pour des raisons de confidentialité, les noms des jeunes et certains détails de leur histoire ont été changés.

* Les photos qui illustrent ce reportage ont toutes été prises par les jeunes du centre Sapummivik. Chacun d'eux a reçu deux appareils photo jetables. Leur mission: montrer aux jeunes du Sud à quoi ressemble la viedes adolescents dansle Grand Nord.