Des centaines de personnes paressent au son d'une musique house sur la plage municipale de Kelowna. Dans le stationnement, des VUS Cadillac Escalade luisent près des Ford F-150 et des Porsche décapotables. Des bateaux glissent sur le lac Okanagan comme des boules sur une table de billard.

Le non-initié y voit une banale scène estivale. Adam Scorgie y voit, lui, la manifestation du crime organisé.

«Combien valent ces bateaux? demande-t-il. Quarante, cinquante mille dollars? Regarde les voitures. Regarde les filles. Qu'est-ce que ça fait à Kelowna, une petite ville sans véritable industrie?»

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Kelowna vit du tourisme: les affaires roulent trois mois l'été, trois mois l'hiver. Hormis quatre ou cinq grandes entreprises, les occasions d'emplois lucratifs sont rares dans cette région isolée, située à cinq heures de route de Vancouver. Ici, comme ailleurs en Colombie-Britannique, la vraie économie est cachée. Elle pousse sous terre, dans des maisons vides, derrière des portes cadenassées, dans le sous-sol de familles rangées. La province carbure à l'or vert, le secret que tout le monde connaît, mais dont personne ne parle.

«Kelowna compte plus de 1000 opérations de culture de cannabis, dit M. Scorgie. Ici, c'est notre spécialité.»

Rock stars

La Colombie-Britannique a la réputation d'être un haut lieu du cannabis en Amérique du Nord, et les chiffres semblent appuyer cette thèse.

La province compte plus de 17 000 «grow-op», des installations servant à la culture de plants. Au moins une maison sur 100 dans la province abrite une plantation illégale de marijuana, selon une étude de l'Université Simon Fraser.

Les citoyens de la Colombie-Britannique sont aussi les plus grands consommateurs de cannabis au Canada: 16,8% des 15 ans et plus en ont fumé en 2009, contre 14,1% en moyenne au Canada.

Adam Scorgie est né et a grandi à Kelowna. Il a compris qu'il était entouré de producteurs de marijuana après être rentré d'un long séjour à New York, il y a quelques années.

«Soudainement, je voyais des gars avec qui j'étais allé au secondaire passer leurs journées au gym, sortir le soir et dépenser 2000$ sans même y penser», explique M. Scorgie, acteur et

réalisateur. Ils vivent comme des rock stars. J'ai appris qu'ils étaient dans "l'union", terme qui est employé ici pour parler de l'industrie du cannabis.»

Sa première réaction a été de se dire: «Moi aussi, je veux faire pousser du pot et vivre comme eux.»

«Mais je n'ai jamais été dans l'illégalité, explique-t-il. Je me suis dit: "Je vais m'intéresser au sujet, mais de l'extérieur".»

M. Scorgie a réalisé The Union, un documentaire indépendant sur le cannabis, qui est maintenant au deuxième rang des documentaires politiques les plus vendus sur Amazon. Il prépare actuellement un second film, Culture High, cette fois avec un budget de près de 1 million de dollars.

Pas armés

Dans l'esprit de bien des gens, la culture de drogues illégales est associée à la violence, la peur de la police, la crainte de voir un concurrent débarquer chez soi pour tout casser.

Un axiome souvent faux en Colombie-Britannique, explique Neil Boyd, professeur au département de criminologie du l'Université Simon Fraser, et auteur du livre High Society.

«La grande majorité des gens qui font pousser de la marijuana en Colombie-Britannique - 90% - ne sont pas armés, et ne sont pas impliqués dans les groupes criminels, explique M. Boyd en entrevue. Pour ces gens, faire pousser du pot est un revenu d'appoint.»

Le calcul est simple. Un investissement de quelques milliers de dollars et un minimum d'efforts peut permettre à un citoyen de payer son hypothèque rapidement, ou encore de mettre de l'argent de côté pour payer les études de ses enfants. Entre 90 000 et 150 000 personnes travailleraient dans l'industrie de la marijuana dans la province.

Adam Scorgie connaît plusieurs personnes qui ont «quatre ou cinq lampes» dans leur sous-sol, dit-il, en référence aux installations nécessaires à la culture du cannabis.

«Chaque lampe peut produire entre une et deux livres de pot tous les trois mois. On parle donc ici d'un revenu annuel de 45 000$, en argent comptant, en utilisant une toute petite pièce dans le sous-sol, et la facture d'électricité va grimper de 80$ par mois environ. Avec un filtre de charbon pour éliminer l'odeur, on peut recevoir des gens chez soi et personne ne saura jamais qu'on fait pousser du pot.»

La police fait des descentes lorsque des gens portent plainte, mais, en raison de leur volume, les «grow-op» passent souvent sous le nez des autorités. Et l'efficacité des descentes est douteuse: moins de 10% des gens reconnus coupables d'avoir fait pousser de la marijuana vont en prison.

«Dans le journal local, un policier de Kelowna a récemment expliqué qu'il pourrait fermer une plantation de marijuana par jour pendant un an sans pour autant venir à bout du problème, a dit M. Scorgie. La police ne peut tout simplement pas tout contrôler.»