L'école Louis-Joseph-Papineau ressemble à un bloc de béton échoué au milieu d'un champ. Un bunker sans fenêtres, blanc délavé.

La cour est tapissée d'asphalte. Un bout de gazon et quelques arbres maigres s'étiolent dans cet univers gris. Une immense dalle de béton sur pilotis protège les élèves du crachin qui tombe sur la ville. Les jeunes grillent une cigarette en attendant l'ouverture des portes à 8 h 45.

- Je la trouve cool, mon école, lance un élève.

- Pourquoi?

- Ben, parce que je la trouve cool, man.

À l'intérieur, de longs couloirs gris et orange succèdent à de longs couloirs gris et orange. Il n'y a aucune fenêtre. Au sous-sol, les élèves attrapent à toute vitesse leurs livres entassés pêle-mêle dans leur casier. Dans cinq minutes, des grilles métalliques vont bloquer l'accès aux casiers jusqu'à midi. Quatre surveillants, le directeur et des enseignants, équipés de walkie-talkie, poussent dans le dos des retardataires, toujours les mêmes.

«Allez! Allez! Vite! Vite!»

Louis-Joseph-Papineau n'est pas une école facile. Plantée au coeur du quartier Saint-Michel, réputé pour ses gangs de rue, elle est fréquentée par 1100 élèves. À peine le quart a le français comme langue maternelle. L'école a 12 classes d'accueil, dont la moitié regroupe de grands ados sous-scolarisés, et 13 classes de cheminement particulier peuplées d'élèves qui ont des problèmes graves de comportement ou d'apprentissage.

Taux de décrochage: 58%.

Plusieurs parents fuient Louis-Joseph-Papineau (LJP). Ils préfèrent envoyer leurs enfants au privé ou dans une école à vocation particulière.

Louis-Joe, comme l'appellent affectueusement les élèves et les profs, se retrouve avec les cas difficiles.

«Ici, c'est le dernier recours, affirme un professeur de français, Claude Belcourt. Quand tu es refusé à Sophie-Barat ou au privé, tu viens à LJP. Plusieurs élèves travaillent à l'extérieur, certains la nuit. Il n'y a pas une classe où tu ne trouves pas deux ou trois élèves endormis sur leur pupitre. Les parents sont dépassés.»

L'enfer, travailler à Louis-Joe?

«Non, répond Claude Belcourt. On a des bons jeunes et ils ne se promènent pas avec des couteaux.»

Ce n'est pas, non plus, le paradis. L'atmosphère est tendue, électrique. Tout peut déraper. «Beaucoup d'enfants ont de gros problèmes. Parfois, les fils se touchent», explique Claude Belcourt.

La police est très engagée à LJP. Deux agents, toujours les mêmes, viennent régulièrement. Ils arpentent les couloirs de l'école et parlent avec les jeunes. Ils savent tout. Lorsque la Commission scolaire de Montréal (CSDM) a finalement accepté de me laisser passer trois jours à LJP, les policiers Charles Dubois et Evens Guercy l'ont su le jour même.

Les nouvelles courent vite, dans Saint-Michel.

«Parfois, les jeunes se disent: aujourd'hui, c'est la journée "tape sur la gueule", raconte l'agent Evens Guercy. Le mot court sur Facebook ou sur les cellulaires. Ça va très vite. Il y a aussi des élèves qui nous préviennent lorsqu'une bagarre se prépare après l'école. On envoie deux voitures de patrouille. Si on ne venait pas à LJP souvent, on serait incapable de désamorcer ces crises.»

Oui, il y a des gangs de rue à Saint-Michel, et non, l'école n'est pas déconnectée du quartier.

«Il y a 12 ans, c'était très dur ici, ajoute Charles Dubois. La mauvaise réputation de l'école remonte à cette époque-là. On essaie de changer son image.»

Le directeur, Gérard Jeune, défend LJP. Il a toujours voulu y travailler. Il a dirigé une petite école tranquille de la CSDM pendant des années, tout en lorgnant du côté de Louis-Joseph-Papineau.

«Ça me scandalisait d'entendre ce qu'on disait sur Louis-Joe, dit-il. Les gangs de rue, les élèves paresseux, sauvages, une école ingérable, dangereuse. Ça éclaboussait ma communauté.»

Gérard Jeune est né et a grandi en Haïti. Il a fait ses études secondaires à Port-au-Prince dans une école publique. Ses parents n'avaient pas assez d'argent pour l'envoyer au privé. Aîné de sept enfants, il a souvent pris le chemin de l'école le ventre vide. Il en a connu, des «journées sans pain».

Près de 20% des élèves de LJP ont le créole comme langue maternelle. Quand Gérard Jeune se promène le long des casiers le matin, les élèves d'origine haïtienne le regardent avec respect.

«Si je veux vraiment toucher un élève, je lui parle en créole», précise-t-il.

Pas facile pour un journaliste de rentrer à Louis-Joe. Échaudée par des reportages sur la violence à l'école, la CSDM était extrêmement réticente. Elle m'a d'ailleurs collé un chaperon que j'ai vite semé. Par contre, aucun problème pour aller à l'école anglaise John F. Kennedy. Un coup de fil à la Commission scolaire English Montreal, puis un deuxième au directeur de l'école et l'affaire était dans le sac. «You're welcome.»

Pourtant, John F. Kennedy aussi a une réputation rock'n'roll.

***

Dans la classe d'accueil de Diane Nasr, à Louis-Joseph-Papineau, à peine la moitié des 19 élèves seront prêts à intégrer une classe ordinaire en septembre. Ils viennent de partout: Mexique, Haïti, Russie, République démocratique du Congo, Sri Lanka, Chine... Tous les jours, la planète a rendez-vous dans la classe de Mme Nasr.

Ils ont entre 12 et 17 ans. La plupart baragouine le français. Certains passeront un an en classe d'accueil, d'autres deux ans, certains trois. Même s'ils y restent plusieurs mois, leur maîtrise du français reste limitée. «La grande difficulté, c'est l'écriture», explique Mme Nasr.

Six des douze classes d'accueil regroupent des élèves sous-scolarisés qui accusent au moins trois ans de retard. Plusieurs ne réussiront pas à décrocher leur diplôme d'études secondaires. Ils vont grossir les rangs des décrocheurs. Les statistiques sont impitoyables: un élève qui entre au secondaire avec un an de retard a trois fois moins de chances d'obtenir son diplôme.

Imaginez trois ans.

«L'immigration a changé, dit la directrice adjointe, Hélène Claing. Au début des années 2000, les immigrés étaient plus scolarisés; ils venaient notamment d'Europe de l'Est. Aujourd'hui, ils proviennent surtout du Mexique ou d'Haïti et ils sont souvent sous-scolarisés.»

Sous-scolarisés et pauvres.

«Mes élèves n'aiment pas la semaine de relâche, affirme un prof en classe d'accueil, Mohammed. Ils n'ont rien à faire et ils sont entassés dans de petits logements. À l'école, ils mangent et ils ont des amis.»

***

Steve danse sur un pied, puis sur l'autre pour se réchauffer. Il est 8 h 15 et il fait froid. Il attend l'ouverture des portes. Grand, corps athlétique, yeux bleus. Il a 16 ans et il est en formation professionnelle. Il veut devenir briqueteur.

«Quand j'étais petit, j'écoutais pas en classe, je niaisais, avoue-t-il.

- Que font tes parents?

- Ils sont morts. Les deux.

- Comment?

- Ma mère s'est pendue. J'avais 9 ans. Mon père est mort d'un cancer quelques années plus tard.»

C'est lui qui a découvert le corps de sa mère.

Un peu plus loin, Clément se dandine, la tuque enfoncée sur la tête. Il ne tient jamais en place, toujours en train de bouger. Il prend du Ritalin depuis des années. Il est en cheminement particulier. Il a 14 ans.

«Ma mère veut que je sois mécanicien, mais moi, je veux être joueur de sport.

- Joueur de sport?

- Ben oui, tu joues pis tu gagnes des millions par année.

- Et quel sport t'intéresse?

- Football!

Clément est petit, frêle, ses longs cheveux blonds traînent sur ses épaules. Il vit seul avec sa mère, qui a la sclérose en plaques.

Francis est à la cafétéria. Grand, grosses lunettes sur le bout du nez, il attend le début des cours. Il a redoublé sa troisième secondaire trois fois. Il a 17 ans.

- Qu'est-ce que tu veux faire plus tard?

- Archéologue scientifique ou chimiste.

- Il faut que tu réussisses ton secondaire.

- Je le sais, je fais de mon mieux. Je vais aller aux adultes s'il le faut.»

Son père est parti avant sa naissance, il ne l'a jamais connu. Sa mère? «Elle est sur le BS, dit-il avec une pointe d'agressivité. Elle est chiante, elle arrête pas de gueuler.»

Les 13 classes de cheminement particulier de Louis-Joseph-Papineau sont peuplées de Steve, de Clément et de Francis. Des parcours difficiles, des retards scolaires importants.

Christine Laniesse dirige sa classe de cheminement particulier avec humour et fermeté. Clément fait partie de son groupe. Elle enseigne plusieurs matières, dont l'anglais. Les élèves passent la journée avec elle. Ils sont en première secondaire.

Elle leur montre comment faire des phrases en anglais avec des verbes au passé. Toutes les deux minutes, elle doit rétablir le calme à coups de «Chut! Youhou! Stop! Hé! Silence!»

Il y en a toujours un qui parle, qui bouge, qui se déplace ou qui est affalé sur son pupitre. Clément est tellement turbulent que Mme Laniesse finit par l'expulser.

«Qu'est-ce que ça veut dire, annoyed? demande-t-elle.

- Tu te fais noyer?» répond un élève.

Mme Laniesse enseigne à Louis-Joseph-Papineau depuis 18 ans. Pas question d'aller ailleurs. Elle adore son école, elle adore ses élèves. Mais à la fin de la journée, elle est épuisée.

Tous ces jeunes ont peu de chances d'obtenir leur diplôme. Là encore, les statistiques sont impitoyables: seulement le tiers des élèves en cheminement particulier réussissent à décrocher leur diplôme avant l'âge de 20 ans.

Steve, Clément, Francis. Ils sont là, les décrocheurs.

À lire demain: John F. Kennedy ou la planète anglaise.

Photo: Alain Roberge, La Presse

Le professeur. Christine Laniesse.