11h35, M. Muoio commence son cours dans le brouhaha. Il enseigne l'anglais en première secondaire. Il a 18 élèves, 18 cas lourds: troubles du langage, dyslexie, syndrome de la Tourette, handicap intellectuel, hyperactivité, troubles du comportement...

Les élèves en difficulté sont regroupés dans des classes plus petites. Maximum 18 élèves. En principe. Mais en réalité, les classes débordent.

Environ 20% des 670 élèves de l'école John F. Kennedy (JFK) ont des problèmes graves d'apprentissage ou de comportement. Ils sont inscrits en cheminement particulier.

«Chut! CHUT!» répète M. Muoio toutes les deux minutes. La classe est agitée, c'est la dernière période avant le dîner. Les élèves ne tiennent pas en place. Ils parlent, bougent, poussent leur chaise qui racle le plancher avec un bruit sourd, rient ou somnolent affalés sur leur bureau. M. Muoio, qui a une voix de stentor, réussit à capter leur attention quelques minutes. Pas plus. Mais ces quelques minutes sont une victoire pour lui.

«On ne peut pas leur demander de rester assis et de lire du Shakespeare, explique M. Muoio. J'ai trois élèves qui ont un niveau de deuxième année du primaire. Ils ne pourraient pas être dans une classe régulière, tout irait trop vite.»

JFK offre des classes de cheminement particulier en première, deuxième et troisième secondaire. En quatrième et cinquième, il n'y a que des groupes réguliers ou enrichis. La plupart des élèves en difficulté ne sont pas prêts à intégrer le régulier. Plusieurs échouent et grossissent les rangs des décrocheurs.

Nathalie Cloutier, elle, enseigne les sciences en quatrième secondaire. Un groupe régulier. Il fait chaud, le soleil tape sur les toiles défraîchies qui ornent les fenêtres. Pendant qu'elle a le dos tourné, les élèves parlent, se lèvent ou regardent le plafond.

Au loin, une porte claque et une fille crie «You fucking ass!» Deux filles, assises dans le fond de la classe, se lancent une bouteille vide pendant que Mme Cloutier écrit une formule chimique au tableau. Une blonde trop maquillée passe son temps à ricaner.

Imperturbable, Mme Cloutier poursuit son cours. Elle retient l'attention d'une partie de ses élèves, la moitié peut-être. C'est déjà beaucoup.

À l'étage supérieur, Joe Vitantonio n'a aucun problème de discipline. Un simple regard cloue ses élèves dissipés sur leur banc. M. Vitantonio a de la poigne, mais aussi un groupe enrichi de mathématiques de quatrième secondaire. Les «bolés» de l'école. Ici, il n'y a pas de décrocheurs.

M. Muoio, Mme Cloutier, M. Vitantonio. Trois univers, une école, John F. Kennedy, située au coeur du quartier Saint-Michel. Une école publique anglophone de la Commission scolaire English Montreal qui se situe en queue de peloton dans le palmarès de l'Institut économique de Montréal: 457e sur 477, la 477e étant la plus faible. Louis-Joseph-Papineau, sa voisine francophone, est 434e.

JFK est une école à l'architecture classique : un long couloir avec des classes de chaque côté dotées de grandes fenêtres où le soleil entre à flots. Rien à voir avec Louis-Joseph-Papineau, située dix coins de rue plus loin: un bunker sans fenêtre planté dans un champ près du boulevard Saint-Michel.

En apparence, les deux écoles sont semblables: réseau public, quartier pauvre, aucune sélection de clientèle, élèves faibles, atmosphère électrique. Dans les faits, un abîme les sépare. Le taux de décrochage de Louis-Joseph-Papineau est de 58%, celui de John F. Kennedy plafonne à 28%.

Pourquoi? Aucune idée, avouent les experts.

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Nathalie Cloutier et Joe Vitantonio sont découragés. Ils enseignent en quatrième secondaire et, pour la première fois de leur carrière, ils héritent des enfants de la réforme.

Ces élèves pataugent dans la réforme depuis le primaire : compétences transversales, bulletin descriptif où l'élève n'est jamais comparé au reste de la classe, pédagogie par projet, fin du redoublement.

«C'est la première fois que je vois des enfants aussi perdus, affirme Nathalie Cloutier. Entre les élèves de cinquième secondaire qui n'ont pas connu la réforme et ceux de quatrième, c'est le jour et la nuit. Ils sont beaucoup plus faibles, c'est incroyable! Il leur manque des notions fondamentales. Quand j'ai vu ce que la réforme avait fait d'eux, j'ai eu un choc.»

«Ils ont de la difficulté à résoudre des problèmes mathématiques, dit Joe Vintantonio. Ils lisent mal et ils ne comprennent pas une question dès qu'elle a trop de mots. Et les mentalités ont changé depuis que le redoublement a été éliminé. Les élèves se disent: "Pourquoi se forcer puisque, de toute façon, on va passer."»

«J'ai des moyennes de 30%, je n'ai jamais vu ça, ajoute Mme Cloutier. Les profs stressent. On veut que nos élèves réussissent et obtiennent leur diplôme. On leur dit: "You need to pass !" Ils nous répondent: "Oh! Relax man, relax!" Si le ministère de l'Éducation ne baisse pas ses exigences pour les examens de fin d'année, le taux d'échec va grimper en flèche. »

Le taux d'échec et, forcément, le taux de décrochage.

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La conseillère en orientation Betty Stamatakos est débordée. Elle me montre son agenda. Les pages sont remplies d'une écriture fine. Ce sont les noms des élèves qui veulent la rencontrer.

«Ils ont des problèmes avec leurs parents ou leurs amis, raconte-t-elle. Certains se font intimider. Ils sont anxieux et ils n'ont pas confiance en eux. Ils ont besoin de parler. C'est pour ça qu'il y en a tant qui viennent me voir.»

L'atmosphère est parfois électrique. Les élèves expulsés de leur classe font la queue devant le bureau du directeur et, le soir, la salle de retenue (Detention Hall) est pleine à craquer.

Le McDonald's du coin en a jusque-là des élèves de JFK. «Ils squattent le restaurant, se plaint le gérant adjoint, Nicolas Goyette. La semaine dernière, il y a eu une grosse bataille à l'extérieur, des Asiatiques contre des Italiens. Certains avaient des barres de métal.»

«Avec leurs cellulaires, ils envoient des textos, explique un surveillant, David. Dans le temps de le dire, 50 élèves se retrouvent à l'extérieur de l'école, prêts à se battre.»

David a 31 ans. Il a travaillé plusieurs années à la DPJ. Les ados de JFK ne lui font pas peur. Avec trois collègues, il arpente les couloirs de l'école, un talkie-walkie dans les poches. Il jette un oeil dans les classes et les toilettes et va parfois faire un tour au McDo, histoire de calmer le jeu quand les esprits s'échauffent.

«Nous sommes plus que des surveillants, précise David. On tisse des liens avec les élèves, on leur enseigne la vie dans les corridors. Ils pleurent parfois sur notre épaule. On a toujours une boîte de Kleenex.»

«Je connais le nom des élèves, leur background, leurs parents, poursuit un collègue de David, Dwight, un athlète de six pieds six, ancien champion de basket-ball qui a participé aux Jeux olympiques de Séoul en 1988. Un colosse qui dépasse les élèves d'une bonne tête.

John F. Kennedy a la réputation d'être une école dure. Vingt-huit pour cent des jeunes décrochent, mais 72% s'accrochent. Ils le doivent un peu à David et Dwight.