Mère de trois enfants, Claire a toujours su que son fils cadet, Charles (nom fictif), n'était pas comme les autres. Lectrice elle-même, Claire lisait régulièrement des livres à ses petits et leur inculquait des notions de français avant leur entrée à l'école.«Mais avec mon plus jeune, c'était différent. Je voyais qu'il avait des difficultés», raconte-t-elle.

Dès que Charles entre en première année, les craintes de sa mère se confirment. «Il avait de la difficulté dans ses devoirs. Mais l'école me disait: «Ne vous en faites pas, ça va passer», dit Claire. Mon fils était au bord de la dépression. Il me disait: «Maman, si c'est comme ça, l'école, j'aime mieux mourir.»»

Claire tente d'obtenir de l'aide de l'école, qui relève de la Commission scolaire de Montréal (CSDM). «Je voulais consulter une orthophoniste. Mais je me faisais répondre: «Il faut que votre fils accumule au moins deux ans de retard avant d'avoir ce service.»»

Incapable d'accepter que son fils perde tout ce temps, Claire consulte un neuropsychologue en cabinet privé. Le diagnostic tombe rapidement: son fils souffre de dyslexie. «À partir de ce moment, on l'a envoyé consulter une orthophoniste», raconte Claire, qui estime avoir dépensé plus de 1000 $ dans l'aventure. «C'est terrible de ne pas pouvoir compter sur l'école! Nous avions de l'argent, mais comment font les familles pauvres? L'enfant attend, il se décourage et il décroche»

Des cas comme celui de Charles sont fréquents au Québec, selon Marie-Claude Béliveau, orthopédagogue et psychoéducatrice à l'hôpital Sainte-Justine: «Les écoles prétendent souvent qu'il faut une conclusion de dyslexie avant d'avoir des services. Or, c'est faux. Plusieurs parents se font aussi dire que leur enfant doit accumuler deux ans de retard avant d'obtenir de l'aide. Pour le développement de l'enfant, c'est terrible.»

Le porte-parole de la CSDM, Alain Perron, assure que les élèves reçoivent des services même s'ils n'ont pas de diagnostic de dyslexie: «Nous faisons de la signalisation continue. Dès que quelque chose est noté, on intervient auprès de l'enfant.»

L'intervention ciblée pour la dyslexie ne peut toutefois se déployer que lorsque le diagnostic tombe. Or, actuellement, au Québec, il peut s'écouler plusieurs années avant que les écoles soient en mesure de fournir cette réponse. Jugeant inacceptable que le dépistage de la dyslexie ne puisse se faire dès la maternelle, des parents ont intenté un recours collectif contre le ministère de l'Éducation (MELS) et plusieurs commissions scolaires en 2005.

La cause étant devant les tribunaux, la ministre de l'Éducation, Michelle Courchesne, a refusé de commenter le présent dossier.

Conflit entre ordres professionnels

Si plusieurs écoles tardent à offrir du soutien aux élèves dyslexiques, c'est que les services manquent, estime Mme Béliveau. «Certains enfants n'ont que 30 minutes d'orthophonie aux neuf jours!» Elle déplore aussi le fait qu'un conflit entre ordres professionnels a entraîné beaucoup de confusion dans les milieux scolaires. Qui peut conclure qu'un enfant est dyslexique? Une question qui semble banale, mais qui cause bien des maux de tête.

Au Québec, la loi 90 réserve aux orthophonistes «l'évaluation des troubles du langage, de la parole et de la voix dans le but de déterminer le plan de traitement et d'intervention orthophoniques». Les orthophonistes interprètent cette loi en disant qu'elle leur donne l'exclusivité sur toute conclusion de dyslexie.

Les psychologues et les orthopédagogues, qui diagnostiquent la dyslexie depuis des années, se sont vivement opposés à cette interprétation.

Pour calmer les esprits, le gouvernement a adopté la loi 21 l'été dernier. «Cette loi souligne que personne ne peut empêcher un professionnel de diagnostiquer dans son champ de compétence, et ce, même s'il y a des champs réservés. Donc, dans les faits, rien n'empêche les psychologues et les orthopédagogues de poser une conclusion de dyslexie», indique la présidente de l'Ordre des psychologues du Québec, Rose-Marie Charest.

Urgence d'agir

Mais certaines commissions scolaires exigent toujours l'avis d'un orthophoniste avant d'offrir des services aux enfants dyslexiques, affirme Mme Charest. «Chaque mois compte dans le développement des enfants. Qu'il y ait des délais, moi, je n'accepte pas ça.»

La porte-parole du conseil d'administration de l'Association des orthopédagogues du Québec, Carole Boudreault, confirme que les marches à suivre dans les commissions scolaires «varient grandement d'une région à l'autre». «Certaines acceptent nos conclusions, d'autres exigent une orthophoniste, dit-elle. Tout le monde est confus.»

Par exemple, à la Commission scolaire de Montréal, il faut la signature d'une orthophoniste, d'une orthopédagogue et d'une psychologue. «Les trois doivent rendre un avis», confirme le porte-parole Alain Perron

Même le MELS exige parfois exclusivement le sceau d'une orthophoniste. C'est le cas des enfants qui arrivent au secondaire et demandent une subvention pour l'achat d'un ordinateur, un outil indispensable pour certains jeunes dyslexiques. Il y a quelques semaines, Mme Charest a écrit au MELS pour dénoncer la situation. «On ne sait pas sur quoi le gouvernement se base pour faire ça», dit-elle.

La présidente de l'Ordre des orthophonistes du Québec, Marie-Pierre Caouette, reconnaît qu'il y a «beaucoup de confusion». «D'autant plus que le seul moyen d'avoir accès aux services, c'est d'avoir une étiquette, dit-elle. Or, souvent, les écoles se cachent derrière ça. Pas besoin d'avoir une conclusion officielle pour agir auprès d'un enfant.»

Mme Caouette reconnaît que même le MELS exige parfois l'avis d'un orthophoniste. Mais selon elle, cette décision n'est pas nuisible. «Prenons l'exemple de l'ordinateur. C'est un outil parmi tant d'autres. Ce n'est pas une panacée. Mais les parents sont très prompts à le demander. Si tout le monde pouvait signer cet avis, le gouvernement aurait trop de demandes et abolirait carrément ce service», croit Mme Caouette.

Même si elle pense que la conclusion de dyslexie doit «s'établir en équipe», Mme Caouette estime qu'il serait périlleux de prendre une décision sans une orthophoniste.

Mme Charest déplore cette position. «Il faut arrêter de mettre un frein à l'accessibilité. Plus on est de spécialistes dans ces dossiers, mieux c'est. Le sceau final devrait pouvoir être apposé par tous», croit-elle.

Les orthophonistes, les psychologues et les orthopédagogues travaillent actuellement de concert à l'élaboration d'un Guide interprétatif de la loi pour régler la question du dépistage de la dyslexie.

En attendant, la confusion règne toujours dans les écoles.

* Le terme «diagnostic» a été utilisé dans ce texte pour faciliter la compréhension. La loi réserve cet acte aux médecins. Dans le cas des orthophonistes, des orthopédagogues et des psychologues, le terme «conclusion» est généralement utilisé.