Au Québec, des milliers d'enfants font leur scolarité à la maison. De ce nombre, une poignée -leur nombre est impossible à chiffrer- est même «déscolarisée». Instruits, oui, mais à l'école de la vie. Sans manuel, ni programme, ni horaire. Une philosophie qui dérange, certes, mais que tous les observateurs ne sont pas prêts à condamner. Portrait.

Julie Nadeau a deux enfants de 9 et 12 ans. Ils n'ont pas mis les pieds à l'école depuis des années. Si certains croient qu'elle leur fait l'école à la maison, ils ont tout faux. En fait, Julie fait tout sauf l'école à la maison. Disons plutôt: la vie à la maison. La belle vie?

«On se lève quand on a fini de dormir et on se couche quand on a sommeil», dit-elle en riant.

De prime abord, son mode de vie libéral peut sembler radical. À la limite de l'inconscience. Voire de la négligence.

Ses enfants n'ont pas d'horaire. Ils font ce qu'ils veulent quand ils veulent. Ces jours-ci, ils redécorent leur chambre. Prennent les mesures, évaluent le volume des meubles. L'aîné passe beaucoup de temps à l'ordinateur, à coder des mondes virtuels. Le cadet? Passionné par le dessin.

Non, ils ne savent pas leurs tables de multiplication par coeur («et moi non plus» précise leur mère), mais ils en «comprennent la logique». Et si l'aîné parle anglais, c'est qu'il a appris tout seul, en naviguant sur des forums de maniaques d'informatique. «Et ça n'a pas été difficile pour lui comme ça a pu l'être pour moi, à l'école», glisse sa mère.

Pourquoi? «Parce qu'il y a tellement de façons d'apprendre, répond-elle. Oui, mes enfants savent lire et compter. Mais pas parce que ça leur a été imposé. Ils ont appris quand le désir est venu d'eux-mêmes, autour de 7 ans.»

C'est ce qu'on appelle l'unschooling, ou la déscolarisation: l'apprentissage par le vécu, et surtout par intérêt. La philosophie, méconnue ici, est de plus en plus populaire aux États-Unis, mais aussi dans le reste du pays. Il suffit de fouiller un peu sur l'internet pour voir foisonner les groupes de soutien. «Les enfants naissent avec l'habileté d'apprendre, une curiosité et une soif d'explorer», explique Wendy Priesnitz, éditrice d'un magazine torontois sur les apprentissages non traditionnels (Life Learning Magazine). Elle est l'une des premières au pays à avoir adopté ce mode de vie avec ses deux filles, dans les années 70. Son aînée, aujourd'hui graphiste, a déjà enseigné la littérature à l'université, tandis que la cadette est conservatrice d'un jardin botanique, toujours à l'université. «Les enfants sont des apprenants très actifs jusqu'à ce qu'on leur apprenne à ne plus l'être», dénonce-t-elle. Selon plusieurs adeptes, l'école, notamment l'école primaire, par sa rigidité, tue la curiosité propre à l'enfant. «Je crois qu'il faut faire confiance à nos enfants et les respecter», résume l'auteure de plusieurs ouvrages sur la question (Challenging Assumptions in Education, Life Learning et Natural Child).

C'est justement ce qui a séduit Magda (qui préfère taire son vrai nom, car, comme plusieurs autres parents rencontrés, elle souhaite rester «sous le radar» de sa commission scolaire, ce qui rend difficile, voire impossible, l'évaluation du nombre d'adeptes de ce mode de vie). Elle aussi a choisi de ne pas envoyer à l'école son fils de 5 ans. «Je suis mon enfant dans ses intérêts», explique la jeune mère. Ainsi, si, dans la voiture, il l'interroge sur le nombre de prédateurs que peut bien avoir le scorpion, ou le soir, avant de se coucher, il s'amuse à faire des additions, elle joue le jeu. Parce qu'il n'y a pas de temps pour apprendre. Ici, on apprend tout le temps.

«Je ne m'imagine tellement pas lui dire: «O.K., lundi, 9h, on s'assoit.» Ce n'est tellement pas ça, le but! Mon but, c'est de faciliter son désir intrinsèque d'apprendre. Je ne suis pas une enseignante, mais une facilitatrice.»

Elle passe donc beaucoup de temps sur Google, à la bibliothèque de quartier et chez des copines qui, comme elle, n'envoient pas leurs enfants à l'école. «Ce sont des gens qui ont une certaine ouverture d'esprit et qui remettent en question la structure établie par le gouvernement, résume-t-elle. Pourquoi est-ce qu'on a décidé qu'il fallait apprendre à lire à 6 ans? Est-ce que c'est aléatoire? Est-ce que tous les enfants apprennent à marcher à 1 an?»

En attendant, son fils est bilingue. Il a appris à parler anglais en jouant avec les voisins. Il sait tout des scorpions (il fait même des exposés) et se passionne pour les chevaliers.

Condamner ou pas?

Les observateurs du monde de l'éducation sont partagés devant cette philosophie, que la plupart d'entre eux ne connaissent pas très bien. Égide Royer, psychologue et grand spécialiste en matière de prévention de l'échec scolaire au Québec, est catégorique: «Moi, à titre de père, de grand-père et de psychologue, je sentirais le besoin d'être directif, dit-il. Les petits des humains ont besoin d'être encadrés. On est faits comme ça. Même à l'époque des chasseurs-cueilleurs, les petits apprenaient des adultes.»

Il se demande s'il convient vraiment de laisser l'enfant suivre son rythme à tout prix, une critique qu'ont formulée plusieurs experts interrogés. «Si l'enfant a des difficultés, moi, j'aurais tendance à intervenir, à le surstimuler, dit-il. Mais c'est sûr que j'ai un parti-pris: je ne travaille qu'avec des enfants à problèmes!»

Même son de cloche de la part de Charles Caouette, professeur de psychologie à la retraite et pionnier de l'éducation alternative au Québec. «Il y a une foule de ressources qui sont offertes par l'État, mais là, on prive l'enfant», croit-il. Vrai, poursuit celui qui a fondé deux écoles alternatives, l'école traditionnelle «éteint la curiosité et la motivation de l'enfant», mais le parent, à lui seul, «n'est pas outillé pour stimuler toutes les facettes de l'enfant», dit-il. Enfin, le psychologue s'inquiète de la «responsabilisation sociale» de ces enfants, citoyens de demain. «Les rapports humains, le respect, la collaboration, la participation, c'est en groupe que cela s'apprend!»

Il reste que, sur le fond, la philosophie de l'unschooling rejoint beaucoup celle des écoles alternatives. «Ce qui nous ressemble, c'est le respect de l'enfant, qui est au centre des préoccupations, plutôt que la connaissance, fait valoir Pierre Chénier, responsable de l'information au Réseau des écoles publiques alternatives du Québec. On considère aussi les parents comme coéducateurs.»

Et si ces «coéducateurs» qui déscolarisent leurs enfants se regroupent effectivement de temps en temps (et la plupart d'entre eux affirment le faire, pour organiser des groupes de recherche ici, des clubs de science là, ou tout simplement des sorties en commun), pourquoi pas? «Là, je ne serais absolument pas inquiet si les parents se donnent les moyens de partager leurs compétences, dit-il. L'école ne leur apportera pas davantage!»

Christine Brabant, doctorante à l'Université de Sherbrooke, est l'une des rares chercheuses à avoir travaillé sur la question de l'école à domicile et de la déscolarisation au Québec. Son regard est très pragmatique: «Le système scolaire étant ce qu'il est, avec ces problèmes de décrochage et de démotivation, je ne crois pas qu'on puisse se permettre de perdre ces expériences. On ne sait jamais ce que ça va donner. Mais on ne sait pas ce que le programme scolaire québécois va donner non plus...»

***

Ce que dit la loi

Au Québec, l'école est obligatoire jusqu'à 16 ans. Mais, dans les faits, l'article 15.4 de la Loi sur l'instruction publique laisse place à une certaine interprétation puisqu'il précise qu'un enfant peut être dispensé s'il «reçoit à la maison un enseignement et y vit une expérience éducative, qui (...) sont équivalents à ce qui est dispensé ou vécu à l'école».

C'est grâce à cet article que plusieurs familles optent pour l'école à la maison. D'autres, plus radicales encore, choisissent l'unschooling, ou la «déscolarisation». Chaque année, des centaines de familles (388 en 2002, 905 en 2008) se présentent donc à leur commission scolaire, portfolio et travaux à l'appui, pour prouver que leur enfant reçoit bel et bien une forme d'instruction.

Mais en réalité, moins de la moitié des familles se présentent effectivement, croit Christine Brabant, chercheuse en sciences de l'éducation à l'Université de Sherbrooke, qui chiffre plutôt à 2000 le nombre de familles qui enseignent à domicile au Québec. Pourquoi? Parce que certaines commissions scolaires sont moins pointilleuses que d'autres. Or, elles peuvent aussi pécher par excès de zèle: il y a 30 ans, l'Ontarienne Wendy Priesnitz a dû déménager trois fois, et s'est même fait menacer de se faire retirer la garde de ses enfants. «Il a fallu que j'éduque les commissions scolaires! Personne ne comprenait ce que nous faisions.»